« Bonjour à toutes et à tous
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve qu’artiste, c’est une place bizarre dans la société.
On s’en rend compte en ce moment parce qu’on met un peu le bazar, on occupe des lieux, on proteste, on fait des agoras, des concerts sauvages… et ils nous laissent faire. C’est étrange quand même, parce que quand on manifeste contre la loi travail, ou avec les gilets jaunes, ou contre la réforme des retraites, ils nous envoient des fourgons de combattants armés jusqu’aux dents : matraques, lacrymos et balles de « défense »… Ils font même ça quand les soignants réclament des lits et des moyens, quand des zadistes s’installent sur une zone pour empêcher l’État d’y faire n’importe quoi ou quand des militants écologistes font des marches et des occupations.
Mais quand on occupe des théâtres, ils nous envoient des députés, des sénateurs, des ministres pour discuter. Ils veulent se faire bien voir de nous, nous laisser croire que notre point de vue les intéresse et qu’il suffit, pour régler nos problèmes, de prendre le temps de discuter avec eux.
Le gouvernement hésite à nous faire matraquer. Il aimerait bien nous avoir dans sa poche avec quelques battements de cils. Et c’est quand même bizarre de se prendre à la fois des battements de cils et des coups de pied dans les tibias.
Parce qu’on subit la violence de leur politique. Leur politique sanitaire, déjà. La seule chose qu’ils arrivent à faire, face à cette pandémie, c’est d’imposer des contraintes à la population : les confinements, les couvre-feu, les attestations obligatoires, la fermeture des bars et des salles de spectacles. Même quand l’utilité de ces mesures est dérisoire, ils les prennent parce que c’est manifestement la seule chose dont ils sont capables. Mettre les moyens indispensables dans l’hôpital, ils en sont incapables. Quand, il y a un an, il y avait pénurie de masques, ils étaient incapables d’en imposer la production aux entreprises industrielles. Et aujourd’hui, c’est pareil pour une vaccination générale qui serait à portée de mains si on levait les brevets et qu’on réquisitionnait les secteurs de l’industrie pharmaceutique nécessaires à produire les doses qui manquent. Mais là encore ils en sont incapables, donc ils ferment les salles de spectacles et on perd nos boulots.
Leur politique économique non plus ne nous épargne pas. La précarité, les bas salaires, les attaques contre l’assurance chômage, les retraites, la CAF, les coupes budgétaires sur le service public, ça nous touche directement, ça nous appauvrit, ça rend nos vies plus dures et plus compliquées. Et aussi, ça rend plus difficile le partage de notre travail.
Car pour avoir accès à l’art et à la culture, il faut un peu de temps, un peu de moyens, un peu de liberté, de la disponibilité d’esprit, et, aussi, de l’estime de soi. Et c’est ce que le capitalisme, et les politiques qui le servent, comme celle de notre gouvernement, détruit dans la vie des gens.
Il y a aussi la façon dont la culture capitaliste altère nos métiers.
Par exemple, même quand on a la chance de jouer ou de danser dans une compagnie permanente, et qu’on échappe à la précarité et son corollaire de soucis et de fatigue, on doit se soumettre à une hiérarchie artistique rigide. Dans les orchestres permanents, les musiciens n’ont quasiment jamais leur mot à dire sur ce qu’ils jouent, comment ils le jouent, et comment c’est partagé et présenté au public. On est réduit à être de simples exécutants dans un organigramme calqué sur celui d’une entreprise, et, avec le temps, cela effrite le sens de notre engagement artistique.
Quand on est indépendant ou intermittent, on construit nos spectacles autrement, souvent d’une façon plus collective et horizontale. Mais on est toujours obligé de jouer une drôle de comédie : l’épuisante bouffonnerie du marché du spectacle. En effet, on en est réduit à devoir vendre nos spectacles avant de les faire.
C’est une comédie car on sait bien que personne ne les achète vraiment. Mais l’État nous donne des subventions à condition qu’une drôle d’aristocratie artistique, les diffuseurs, veuillent bien les acheter, avec d’autres subventions qu’il leur donne aussi.
On se retrouve alors face à une grande bureaucratie arbitraire qui décide des spectacles qui existeront et de ceux qui n’existeront pas.
Alors c’est vrai, les puissants de la culture distribueront à certains d’entre nous quelques flatteries, un peu de gloire, peut-être même un revenu confortable, ou ne serait-ce que quelques moyens pour travailler. Mais pour l’écrasante majorité ce sera la galère, la précarité, le mépris.
Alors nous, les artistes, sommes à un embranchement bizarre de la société, où on est tiraillé de gauche à droite par des aspirations contradictoires. On doit donc choisir. Choisir à quel endroit nous mettons nos espoirs.
Un endroit accueillant, et exaltant, où ces espoirs sont ardemment attendus, est celui des luttes sociales, qui pourrait un jour se gonfler d’assez de force et de conscience pour renverser ce système capitaliste qui n’a rien d’autre à offrir à l’humanité, et à ses aspirations artistiques, que l’horreur et le ridicule. »