Bonjour,
J’ai lu les trois numéros de votre journal et j’ai eu envie d’échanger avec vous sur certains sujets qui me tiennent à cœur. Pour commencer, j’aimerais débattre de deux mots – autonomie et institution – qui sont au centre de l’article du numéro 3 intitulé « de l’autonomie musicale à l’autonomie politique des musiciens ». Cet article m’a beaucoup intéressée. Je pense qu’il faut en effet poser, comme l’ont fait Carl Dahlhaus et après lui Lydia Goehr, que la question de l’autonomie esthétique non seulement polarise une grande partie de la théorie musicale du XIXe siècle, mais détermine encore largement aujourd’hui les représentations et les valeurs attachées à la musique classique. Avant d’en montrer les limites, je tiens à rappeler que ce processus d’autonomisation accompagne un extraordinaire effort pour se dégager de la tutelle des princes et de l’Église, une puissante quête d’émancipation de l’art. Mais, après avoir tenté de trouver un autre point où s’arrimer (la nature, la mission sociale de l’artiste), ce processus se fige au milieu du siècle dans un isolement du monde, une sorte de rapport mutique : la musique n’a plus d’autre finalité qu’elle-même, elle ne parle plus du monde, elle ne parle plus au monde1. C’est évidemment un héritage impossible à endosser tel quel, d’autant plus quand on choisit à la fois d’être musicien et de s’engager pour une société plus juste, au risque de connaître un clivage indépassable voire toxique.
Habilement l’article opère un retournement : après avoir contesté l’autonomie esthétique, il valorise l’autonomie politique. Je reviendrai sur le lien entre ce retournement et la question de l’institution. Mais pour le moment, je voudrais m’attarder sur la critique de l’autonomie esthétique du point de vue social. (Des ressources existent, notamment chez deux historiens américains tels William Weber qui a travaillé sur la construction du goût et du canon musical et Lawrence Levine qui a étudié l’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis au XIXe siècle. William Weber défend l’idée qu’il n’y a jamais eu dans la tradition musicale de neutralisation sociale de la musique et que le discours de l’autonomie esthétique a en réalité soutenu la domination des élites. De son côté Lawrence Levine étudie le mécanisme de « bifurcation culturelle qui va séparer physiquement et esthétiquement une culture d’en haut, devenue le propre des élites sociales et lettrées, lecteurs et spectateurs des œuvres canoniques et une culture d’en bas, vouée aux genres sans dignité (2)2 ».)
Une autre manière de prendre de la distance par rapport à l’autonomie esthétique, c’est évidemment la contextualisation.
Il y a eu un avant, et quels que soient les enjeux de pouvoir dans lesquels la musique était prise et dont les artistes ont cherché à s’émanciper, cet avant permet de concevoir l’autonomie esthétique comme une construction et non pas comme un dogme auquel il faudrait nécessairement adhérer.
Il peut donc y avoir un après. Déplacer l’étude de l’autonomie du côté de sa fonction (à quoi elle sert) plutôt que de son contenu (ce qu’elle est) permet de l’articuler au contexte et aux enjeux du moment où ce discours prend place et de voir comment, après avoir été un outil d’émancipation, il s’est transformé en outil de domination.
Revenons à l’article et au glissement qu’il opère de la contestation de l’autonomie esthétique vers la valorisation de l’autonomie politique. Je ne suis pas sûre de comprendre… A certains endroits je crois lire que l’autonomie esthétique permet de dessiner une perspective politique. Je ne partage pas cette idée, je pense au contraire qu’elle l’empêche. Il me semble plus pertinent de contester l’autonomie esthétique en tant que leurre, voire masque de rapports de force et de s’employer à les mettre au jour. À d’autres endroits je crois comprendre que c’est la critique de l’autonomie musicale qui permet de construire les bases d’une autonomie politique. C’est une formulation plus dynamique, mais qui risque de creuser une opposition entre identité musicale et identité politique. D’un côté l’autonomie serait une impasse pour la musique, mais de l’autre elle serait le moteur de la construction d’une communauté politique. Dans cette perspective, comment réinvestir le sens de la musique et lier pratiques musicales et engagement politique ? En réalité, l’autonomie a montré ses forces et ses limites et il importe de tirer les enseignements de ses dérives potentielles. Elle peut s’enfermer dans la clôture d’un espace qui ne ferait pas place à l’altérité. Il me semble que s’il faut évidemment se dégager et combattre les formes d’aliénation, il importe de rester disponible à l’altération, qui s’en distingue. Attention au danger d’une autonomie close sur elle-même qui se penserait comme totalité auto-suffisante…
J’ai relu mes notes de la causerie de Geoffroy de Lagasnerie prises lors de sa venue au Conservatoire en octobre 2018. J’ai retenu quelques passages qui parlent à la fois du leurre de l’autonomie esthétique et du risque de l’autonomie politique. En bon bourdieusien, il déclarait : « ce qu’on appelle l’art autonome, notamment l’art formel, n’est pas autonome mais la transcription dans le domaine de l’art de l’habitus bourgeois ». Plus loin à propos de l’autonomisation politique, il mettait en garde : « le gros risque de la radicalité c’est la paralysie et la tentation de s’exclure, de renoncer à toute collaboration ». Finalement il invitait à délaisser les aspirations à la pureté d’une contre-culture et travailler à « amener ce qui était vu comme marginal au centre » … autrement dit à travailler depuis l’intérieur des institutions, plutôt que de céder à la tentation de s’en extraire.
Pour œuvrer depuis les institutions pour une société plus juste, il est important je crois de se pencher sur leur histoire. Je pense au premier abord à la figure de Maurice Fleuret. Après avoir été journaliste, il est nommé par Jack Lang, directeur de la musique au ministère de la Culture.
Sa vision de la place des musiciens dans la cité, et sa façon de lier création musicale et transformation sociale est intéressante à étudier, malgré la distance de bientôt 30 ans qui nous sépare de son action au ministère : « le musicien est, par définition, un individu forcené pris dans un système impitoyable de concurrence et de compétition. Des siècles durant, il a été maintenu en marge des grands mouvements sociaux et il a toujours voulu se considérer non pas comme un délégué de tous, mais comme un élu de la grâce, un inspiré de droit divin. Il lui faut aujourd’hui accomplir une conversion et redevenir un être social ». (3) Je sais d’expérience qu’une déclaration comme celle-ci peut encore heurter les étudiant.e.s. Fleuret en effet se situe en dehors de la vision de la musique absolue et plaide pour la réinscription sociale de l’art. Il plaide aussi pour l’égale dignité des musiques. Sa vision qui articule diversité, pratique et acoustique, si elle porte les marques de son époque, a encore beaucoup à nous apprendre.
Pour terminer sur le biais institutionnel de l’article, je voudrais revenir un instant sur Castoriadis. Par rapport à sa pensée, sur laquelle l’article s’appuie, il serait intéressant de reprendre la chronique de Luc Dardenne sur L’institution imaginaire de la société, qui énonce une objection importante sur le danger d’une institution close sur elle-même, auto-suffisante et sur la nécessité de penser l’institution comme un champ de rapport de forces : « L’idée d’une société autonome (c’est-à-dire une société qui se sait et se fait comme s’auto-instituant explicitement) ne réintroduit-elle pas le fantasme marxiste d’une société unifiée, non divisée, capable de s’auto-instituer explicitement, d’être en pleine possession d’elle-même ? N’y a-t-il pas chez Castoriadis un concept d’aliénation ou d’hétéronomie analogue au concept d’aliénation de Marx dans la mesure même où la société autonome, non aliénée, est conçue comme une société capable de réaliser une présence totale à elle-même(4) » ?
Personnellement plutôt que le concept d’autonomie, je préfère reprendre à mon compte la réflexion de Castoriadis à un autre endroit, qui me semble fécond pour réfléchir les enjeux institutionnels : celui de la différence entre « instituant » et « institué ». Les institutions connaissent des mouvements entre ces deux pôles. Cette différence permet par exemple de rendre compte du passage de l’autonomie esthétique comme vecteur d’émancipation (instituant) à l’autonomie esthétique comme outil de domination sociale (institué). Cette différenciation permet aussi d’affiner la relation à l’institution, qui n’est pas automatiquement « mauvaise » mais peut connaître des gradations dans sa capacité à transcrire et rendre effectives les aspirations de son temps.
On peut observer cette alternance dans notre monde classique, par exemple dans une des grandes aventures des décennies qui suivent la deuxième guerre mondiale, le mouvement de réforme de la musique ancienne. Ce mouvement était porteur, dans l’invention même de ce nouvel univers sonore, de valeurs à la fois esthétiques, historiques, sociales et politiques inédites. On ne dit pas assez à quel point à cette époque compositeurs et baroqueux partageaient quantité de questions communes. Ils mériteraient de ce fait d’être étudiés ensemble.
Du point de vue institutionnel, ils sont passés de la marge au centre, de l’instituant à l’institué. La question qui se pose, d’un point de vue artistique comme du point de vue de la transmission, c’est une question d’héritage : faire le tri de l’institué pour maintenir l’instituant. Il me semble qu’après une période de spécialisation, on assiste plutôt aujourd’hui à des phénomènes d’hybridation. A débattre.
Les institutions sont nécessaires à la vie commune. Là encore des ressources précieuses pour en penser la fonction dans la vie sociale : Luc Boltanski, pour qui elles ont pour fonction de réduire l’incertitude du réel, ou Eugène Enriquez(5) qui examine les forces qui les traversent. Une question se pose : comment maintenir leur capacité instituante, ou recréer une dynamique instituante dans des structures figées dans l’institué ?
1« Sous l’influence de Kant, la pureté esthétique en vint à inclure un acte de négation et d’ablation, une mise à distance des concepts d’ordre moral et rationnel. La façon dont on contemple un objet dans sa pureté esthétique débarrasse l’esprit de tous les intérêts mondains et permet de laisser libre cours aux facultés mentales » Lydia Goehr, Le concept de musique en Europe, un survol des théories après 1800, in Musiques, une encyclopédie pour le XXIe siècle, JJ Nattiez, vol V, Actes sud, p.466.
2Préface de Roger Chartier, Lawrence w. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas, l’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, La découverte, 2010 (1988), p.V.