L’apprentissage est toujours constitué de rebondissements, de seuils, de limites, de renversements. Si l’apprentissage est une fonction anthropologique, ses mécanismes sont une source intarissable d’études et restent toujours aussi plein de mystères. Entrer dans une nouvelle formation, c’est entrer dans un temps dédié à un apprentissage spécifique. Or, une formation, par sa configuration particulière, propose un chemin qui résonne avec les trajectoires propres des apprenants. Dans le cas de la formation au Certificat d’Aptitude du CNSMDP, la manière de transmettre des savoirs, les orientations pédagogiques, les méthodes employées, l’organisation du cursus, sont d’une grande importance puisqu’elles mettent en jeu les professeurs de demain en charge des conservatoires. Or, plusieurs d’entre nous, des étudiants sortis récemment de cette formation, ont eu à coeur de réfléchir à ces trois ou quatre années réalisées en fin de parcours au CNSMDP. Cette volonté de mettre des mots et cette nécessité à saisir ce qu’il s’est passé répondent à un besoin : celui de ne pas rentrer dans le monde professionnel en maintenant certains dilemmes ressentis lors de cette formation. Nous voulons également sortir de la situation de la « plainte étudiante ». Ce que l’on appelle «plainte», au sens d’une expression de mécontentement, est ici ce processus que tout le monde connaît lors de ses études, du collège jusqu’à la fin du supérieur : « tel prof n’est pas bien », « j’en ai marre de cette matière », « j’ai pas le temps de travailler mon instrument à cause de cette formation » etc… Les problèmes de la plainte sont nombreux : à la fois individuelle et collective (elle peut mener à une remontée des délégués), elle joue le rôle de déversoir des passions individuelles en refusant toute puissance collective d’action sur le réel ; plus la plainte est véhémente moins elle permet de comprendre les raisons de son expression. Essayer de sortir de la plainte, c’est reconnaître la complexité de l’expérience vécue lors de cette formation et commencer à en faire un enjeu de connaissance, bref, d’apprentissage. Pour cela, l’écriture de cet article s’est accompagnée de quelques recherches afin de remettre en perspective les propositions pédagogiques de la formation CA. Il s’agit de voir quelles sont les tensions qui traversent l’institution « conservatoire », quels sont les choix politiques qui la maintiennent dans le temps, comment elle s’articule avec le champ de la recherche. Là où la plainte s’adresse à des personnes en tant que réalités isolées, ce début d’analyse essaye de comprendre des dynamiques qui dépassent les individus. Il y a dans tout risque d’étude d’une expérience vécue, la possibilité d’un « règlement de compte ». Nous essayons dans cet article d’éviter cet écueil tout en nous introduisant pleinement dans les tensions de notre expérience étudiante. Le débat est ouvert !
La difficile évolution de l’enseignement spécialisé
Une des premières manières de relire cette formation est de l’ancrer dans l’histoire récente du développement de l’enseignement spécialisé. Le plan décennal pour la musique mis en place par Marcel Landowski crée un début de maillage territorial autour des Écoles Nationales et des Conservatoires Nationaux de Région. Mais l’enseignement musical en France reste encore pleinement sous l’égide du Conservatoire de Paris : méthodes « labellisées », formation professionnelle uniquement au Conservatoire de Paris, inspections. La création du Certificat d’Aptitude en 1969, s’inscrit dans cette double posture : un développement de l’enseignement spécialisé en reconnaissant qu’il ne suffit pas seulement d’être un bon instrumentiste pour être un pédagogue et son maintien sous une tutelle étatique ancrée au Conservatoire de Paris. La création d’une formation à l’obtention de ce diplôme est lancée par Maurice Fleuret en 1983. Si l’introduction de disciplines universitaires issues des sciences humaines et sociales chamboule le parcours du musicien spécialisé, le CA reste inscrit dans l’héritage du Conservatoire de Paris. En effet, on peut trouver par exemple un CA de musique traditionnelle, mais le CA de violon signifiera violon « classique ». Le CA instrumental est donc attaché à une discipline et à l’idée de classe instrumentale telle qu’elle a été mise en place par le Conservatoire de Paris lors de sa création en 1795 : « la division des cours en unités physiques et temporelles a été portée à son paroxysme au Conservatoire de Paris où l’on a découpé dès l’origine la musique en classes de plus en plus spécialisées. » (1) Cette classe est un « espace physique et outil de segmentation disciplinaire » (2). La formation actuelle reprend cet héritage : inscription dans l’héritage musical canonique institutionnel via une approche musicologique esthétique et analytique, organisation du cursus autour de la discipline instrumentale et apport universitaire essentiellement porté sur l’approche didactique. Cette primauté de la « musique classique » mène les étudiants en jazz à suivre les cours de culture musicale et d’esthétique dans lesquels il ne sera pas question de leur musique sans que l’inverse ne soit vrai pour les interprètes « classiques » (la découverte jazz est une option pensée pour être adaptée). La formation entretient ainsi la situation des conservatoires qui relèguent encore au second rang le jazz et les Musiques Actuelles et Traditionnelles (absentes totalement de la formation).
Cette brève histoire du Certificat d’Aptitude nous aide à problématiser au sein de notre expérience, la cohabitation entre des éléments faisant évoluer l’enseignement spécialisé et le maintien dans une continuité historique traditionnelle. Fruit des politiques successives de démocratisation (Marcel Landowski) et de démocratie culturelle (Maurice Fleuret), elle montre que le contenu d’une formation est un enjeu politique fort concernant l’inscription des musiques dans l’espace démocratique.
On remarque des choix de cursus différents dans la formation CA au CNSMD de Lyon. Sans s’épancher sur la comparaison entre les deux établissements (travail qui mériterait un deuxième article), la didactique instrumentale y est moins présente, et une plus grande place est donnée à la compréhension des enjeux de l’EAC, de la médiation culturelle ou de la pédagogie de groupe.
Professionnalisation et rationalisation des savoirs
La professionnalisation des étudiants en artistes-enseignants est au coeur de la dynamique de formation. Voici comme est décrit ce concept dans un ouvrage co-rédigé par trois de nos professeurs : « La professionnalisation du métier d’enseignant renvoie à deux logiques distinctes (Sorel 1 Wittorski 2005 ; Wittorski 2007). La première se rapporte à la professionnalité, la rationalisation des savoirs théoriques et pratiques à et pour enseigner et la construction des compétences professionnelles régies par des référentiels, acquises par une formation professionnelle, dont l’objectif est de préparer à des qualifications reconnues et à des profils d’activités clairement définis (Altet, 1994, 1996 ; Paqay, Altet, Charlier & Perrenoud, 1996/2001). La seconde se rapporte au professionnalisme, la défense des intérêts, des valeurs et du statut d’une profession dans la société, mais aussi l’obligation de lui rendre des comptes à travers la mise sur pied de systèmes d’évaluation de la qualité (Malet, 2015). » (3)
On peut souligner ici l’importance de la rationalisation des savoirs et des pratiques. Elle est d’autant plus importante que par esprit de corps, par professionnalisme, elle doit être défendue comme une des valeurs de la profession dans la société. Il est nécessaire de rappeler que ces éléments sont présents de longue date au Conservatoire. En effet, après sa création en 1795 par la Convention, le XIXème siècle est le moment où « le Conservatoire de Paris représente aux yeux du monde musical une nouvelle manière de transmettre la musique, appuyée sur des méthodes rationnelles et des procédures de surveillance efficaces (examens, concours, inspections) »(4). Les méthodes construites par les professeurs du Conservatoire s’appuyaient déjà sur cette revendication de rationalisation. De plus, la « défense des intérêts, des valeurs et du statut d’une profession » (5) ne sont pas sans rappeler « l’esprit de corps dont se prévalent aussi bien les musiciens anonymes que les vedettes »(6) et la « faculté du Conservatoire de Paris à produire une identité professionnelle »(7).
Dans cet héritage, l’esprit de rationalisation se trouve au cœur de l’organisation de la formation : il s’agit d’une somme de modules qui prennent en compte l’entièreté de votre futur métier et qu’il s’agit de valider méticuleusement.
Par exemple, l’identité professionnelle de chaque étudiant est évaluée (rationnellement ?) devant un jury grâce à une note sur 20 après un temps de présentation de 10 minutes. L’écart vis-à-vis de cette posture de professionnalisation n’est pas simple et la singularité de nos quêtes artistiques et pédagogiques difficilement exprimables. En revenant à ce qui a été évoqué plus tôt, ces « méthodes rationnelles » s’articulent avec « des procédures de surveillance efficaces » : les absences sont centralisées par un espace numérique de travail et mènent à des devoirs de compensation qui créent une rigidité bureaucratique autonomisée de toute réalité d’apprentissage. Il ne s’agit pas là de blâmer les personnes chargées de ce dispositif, mais de constater que cette organisation de surveillance rationalisée met en tension les relations entre administration, professeurs et étudiants. Nous sommes convaincus qu’une plus grande cogestion des problèmes entre l’administration, l’équipe pédagogique et les étudiants ne peut être que bénéfique pour le travail en équipe des futurs enseignants.
Cet héritage historique s’entend ainsi parfaitement avec un certain rapport universitaire au savoir qui appuie ses démonstrations sur un système à caractère axiomatique (méthode qui structure ses objets sur la base d’une science que l’on ne peut remettre en cause). Ici, la prédominance de la didactique et la manière dont elle est enseignée illustre ce point de rencontre entre un savoir universitaire revendiqué comme rationnel donc moderne, inattaquable, et l’héritage de l’institution Conservatoire de Paris.
Un des exemples de rencontre concerne le sujet des choix de mémoire : on observe un certain encouragement à s’intéresser d’un point de vue didactique, aux méthodes développées durant les XVIIIème et XIXème siècle pour en actualiser les problématiques instrumentales. Toutes les méthodes reposant sur un rapport plus expérientiel au savoir pourront ainsi être violemment rejetées par certains professeurs : méthode Alexander, pédagogie Dalcroze… Il nous est parfois arrivé d’entendre des phrases de ce type : « on ne peut pas parler de ce que l’on ne peut pas définir, le sensible, on ne peut pas le définir, donc cela ne sert à rien d’en parler ».
Enfin, pour proposer un tableau plus exhaustif, il faut souligner le développement récent de rencontres d’une demi-journée optionnelle autour d’autres pédagogie (Kodaly, Dalcroze) et le cours de pédagogie du rythme. Cependant, ces contre-exemples par leur faible volume horaire et par le peu d’importance qu’ils ont dans notre cursus, relèvent de la logique de l’exception et permettent ainsi de valider l’ensemble de la partie majoritaire.
Pourtant, la remise en question d’une approche uniquement rationnelle des savoirs, en tant qu’elle rejette une partie des modes de connaissances possibles, est présente dans le champ de la pensée d’aujourd’hui : « Le savoir rationaliste auquel on se réfère habituellement effectue […] une série de séparation en cascade dans lesquelles la sensibilité est rejetée dans le domaine de l’erreur et de l’illusion, et est considérée comme un obstacle majeur à la connaissance, et plus particulièrement à la connaissance scientifique. La séparation du corps-objet et de la raison-sujet est dans cette optique le résultat d’une opération qui a constitué ceux-ci comme distincts, opération qui a enchaîné le sensible au flou et au particulier, et a décidé autoritairement que seul l’intelligible était capable de clarté et d’universalité. »(8)
François Laplantine, qui opère ici cette critique, le fait depuis sa posture d’anthropologue ayant étudié le Brésil. C’est donc l’altérité culturelle inhérente à sa posture qui l’a mené à ce déplacement et à une critique du savoir rationaliste. Pour revenir à la formation des futurs professeurs de musique, il existe maintenant une notion dans le droit français intitulée « les droits culturels ». Issus de la Charte de 2005 de l’Unesco et du travail du « Groupe de Fribourg », ion peut les réduire dans l’idée suivante : « donner aux populations les moyens de s’approprier leur histoire soit pour la prolonger dans un régime de tradition, soit pour pouvoir s’en dégager. Il s’agit de promouvoir ce qu’on pourrait appeler une auto-institution de la culture mais en lui donnant les moyens de cette auto-institution. »(9). Dans le travail (qui reste à faire) de la saisie des droits culturels par les conservatoires, la revendication de la primauté d’un savoir rationnel (qui est en fait culturellement et historiquement située) semble difficilement compatible avec ces nouveaux droits et risque de renforcer les postures de distinction et les processus de domination qui en découlent.
La recherche et les enjeux disciplinaires
Un des rituels les plus importants de la sortie de formation (après l’épreuve de didactique instrumentale) est celui de l’écriture du mémoire. Vous vous douterez que ce qui a été dit précédemment dans cet article (mise à l’écart du social, rapport rationnel au savoir) a des conséquences plutôt néfastes sur le choix des sujets et sur le difficile exercice de l’écriture d’une recherche. En effet, la primauté de la didactique au nom d’un rapport rationnel au savoir et des disciplines canoniques du conservatoire fait de la question disciplinaire un mur auquel se confrontent de nombreux étudiants lors de leur choix de mémoire. Voici quelques éléments d’explications.
Plusieurs acteurs entrent en jeu dans le processus d’accompagnement des étudiants lors du mémoire : des professeurs permanents de la formation, des intervenants ponctuels et enfin les tuteurs de mémoires individuels. Ce sont tous des professeurs qui font de la recherche dans le champ académique. Ils ont tous leurs représentations de la manière de faire de la recherche et de leur articulation avec la formation pédagogique, avec l’histoire des conservatoires, avec les étudiants inquiets de l’exercice d’écriture du mémoire. C’est là que deux choix, en terme de création de pensée et de rapport à la discipline, peuvent se poser. Ces deux processus de recherche sont ici clairement séparés et polarisés en deux entités pour la clarté du propos. Ils interviennent en réalité de manière plus ou moins forte en fonction de l’étape de recherche. Ainsi, le choix de la première option, celle de la revendication du rationnel et de la forme-discipline est extrêmement présent lors du rendu de la fiche-prémémoire (le moment de choix du sujet). Il peut ensuite se renforcer ou s’assouplir en fonction des tuteurs.
Cette première direction de recherche, majoritaire dans la formation, est l’idée qu’un travail valable doit se faire dans une organisation du savoir structurée en discipline (comme c’est le cas à l’université). La segmentation du savoir en disciplines et la forme-discipline institutionnelle qui en découle a fait l’objet de nombreuses critiques. En effet, pour Geoffroy De Lagasnerie dans Logique de la création, « les disciplines ne constituent pas uniquement des réalités épistémologiques qui fourniraient aux chercheurs des concepts, des instruments théoriques ou des outils méthodologiques susceptibles d’orienter leurs réflexions ». Les disciplines ne sont pas « les lieux naturels de la formation de toute pensée » mais « également, et peut-être même avant tout, des réalités d’ordre institutionnel »(10). Ainsi « un espace disciplinaire se construit […] et impose son existence, par l’instauration d’une frontière entre des « professionnels » et des « profanes », par la mise en place d’une coupure (scolaire et symbolique) entre l’intérieur et l’extérieur »(11). Il est clair que les étudiants balbutiant un projet de recherche sont renvoyés sans cesse à leur extériorité à la discipline. Lorsque cette discipline est revendiquée comme savoir rationnel, les étudiants sont rejetés également de l’accès au savoir. Ils sont cantonnés à ce que Rancière appelle « l’ordre explicateur » : « le secret du maître est de savoir reconnaître la distance entre la matière enseignée et le sujet à instruire, la distance aussi entre apprendre et comprendre. L’explicateur est celui qui pose et abolit la distance, qui la déploie et la résorbe au sein de sa parole »(12). L’enjeu disciplinaire crée un espace mental qui renvoie les étudiants à leur extériorité de cet espace de savoir. Le pouvoir du maître est de les maintenir à l’extérieur de cet espace, la distance au savoir étant irréductible.
C’est ce qu’il se passe lorsque la fiche pré-mémoire doit être rendue. Les réponses par mail du type « votre travail ne convient ni sur le fond ni sur la forme » sans autres éléments sont fréquentes.
Un échange de mail (en juin 2019) entre étudiants laisse apparaître le désarroi et le sentiment d’isolement de nombre d’entre nous alors que le travail de mémoire n’en est qu’à ses balbutiements : « cela fait donc trois mois que je suis stressée par cette histoire », « je suis également très démunie vis à vis de ma fiche de sujet de mémoire »…
Cette articulation entre forme-discipline et ordre explicateur a des conséquences problématiques : de nombreux étudiants subissent un travail de recherche que nous voudrions enthousiasmant et fondateur d’une réflexivité pédagogique ; ces futurs enseignants risquent de conserver après leur formation le sentiment d’être exclus du champ de la recherche ; la connaissance passe par des filtres institutionnels qui restreignent les possibles de création de pensée. Enfin, l’accueil de sujets complexes est expédié aux oubliettes car ceux-ci sont jugés non valables disciplinairement et soi-disant impossibles à penser par un étudiant dans ce contexte.
La deuxième possibilité que nous défendons ici nécessite de briser l’adéquation présentée entre discipline et savoir pour partir des potentiels de recherche présents chez les étudiants de la formation. Il s’agit de reconnaître que ces derniers ont une position singulière par rapport à la recherche : ce sont des praticiens, leur mémoire est à la fois un premier mais néanmoins approfondi geste de chercheur. À partir de cette position singulière peut se développer un processus de création de pensée qui est le début d’une démarche de réflexion propre. Ce processus de recherche est amené à dépasser les questions disciplinaires (la didactique s’actualise par la question sociale, la musicologie est transformée par la réflexion pédagogique, le discours esthétique sur la musique s’incarne dans une approche corporelle) : « la logique de la création ne reconnaît donc ne ratifie les frontières qu’au moment même où elle les franchit ; elle les démantèle et les dissout, pour dessiner de nouveaux types d’appartenance intellectuelle. C’est une logique de production d’espaces ». (13)
Évaluation et notation
Le dernier élément sur lequel nous avons choisi de porter notre analyse, est la place de l’évaluation des étudiants. Dans le monde professionnel, l’évaluation est un point de crispation identitaire très fort chez les artistes enseignants : nombreux sont les professeurs à défendre corps et âmes le traditionnel examen de fin d’année avec passage devant jury, alors que le fonctionnement en cycle a été proposé depuis le premier schéma directeur de 1984.
Lors de notre formation, quelles sont les problématiques soulevées par l’expérience évaluative ? Notre évaluation repose sur un principe de note sur 20, qui est imposé par le décret de 1992. Cette notation sur 20 est doublée d’un barème qui s’échelonne de la manière suivante : à partir de 10, épreuve validée, de 10 à 12, votre travail contient certaines qualités, entre 12 et 14, c’est bien voire très bien.
Les notes au-dessus de 14 révèlent la qualité exceptionnelle de votre travail et sont donc de l’ordre de l’épiphénomène. Un tel barème pose de nombreux problèmes. Tout d’abord, ceux qui veulent continuer leurs études peuvent postuler en thèse avec un dossier perçu comme très moyen (alors que dans la formation une moyenne de 12,5 sera signe d’une grande réussite). Enfin, la tranche de 14 à 20, strate quasi-interdite, appuie l’idée d’un manque impossible à combler, écart permanent entre ce que l’élève sait et ce qu’il devrait savoir. Si certains professeurs, ou des tuteurs de stage ont le malheur d’inscrire un 15 gratifiant, la direction rappellera ce barème et demandera de baisser la note. Si les projets de revoir ce barème ont été parfois évoqués par l’encadrement de la formation, il faut l’inscrire plus profondément dans les débats pédagogiques soulevés par l’introduction des notes.
Les recherches de Pierre Merle (14) permettent de comprendre via une histoire de la notation une certaine généalogie de l’évaluation. Au XVIIème siècle, il décrit deux pôles de conception évaluative. Chez les écoles chrétiennes, l’évaluation sert à vérifier l’acquisition ou non de normes déterminées au préalable. Ces normes formeront au XXème siècle la notion de compétence. Le deuxième pôle concerne les collèges jésuites qui servent à former les élites du pays. La classe, comparée à un champ de bataille, situe les élèves en classement : les plus faibles sont exclus, les premiers du classement reçoivent les honneurs. Peu importe les qualités de chacun, la compétition et la sélection sont de l’ordre de la survie. À partir de la révolution française et de la création de grandes écoles d’état comme polytechnique, c’est la conception de classement élitaire qui va se développer tout le long du XIXème siècle. Dans un souci d’équité, à l’encontre de candidats de l’ensemble du territoire français, l’organisation de concours va mener à l’adoption d’une notation pondérée sur 20. Malgré les vifs débats pédagogiques de l’époque, la note sur 20 s’étend à la fin du XIXème siècle à l’enseignement primaire et secondaire : « La forte légitimité de la note dans les examens et concours a contribué à légitimer l’usage de celle-ci dans le quotidien des classes, alors même que la logique du concours : hiérarchiser et classer, n’entretient pas de rapport avec les apprentissages scolaires ». (15)
Si plusieurs fonctions se distinguent dans l’évaluation, (« une fonction pédagogique qui vise à réguler, à situer l’évaluation au service de l’apprentissage, et une fonction sociale qui vise à informer l’institution et les parents de l’acquisition-ou non de savoirs » (16), la notation sur 20 appuyée par le barème mis en place en formation CA semble obéir à des fonctions détournées des questions d’apprentissage : « évaluer pour hiérarchiser les élèves, pour asseoir une forme de pouvoir, pour gérer sa classe, maintenir la tranquillité, etc. »(17) Les devoirs devant être réalisés de manière strictement individuelle, c’est l’étudiant à titre personnel qui est le creuset des fonctions sociales de la notation. Cette notation s’accompagne d’un manque de retours sur les nombreux devoirs à rendre renforçant la verticalité des rapports pédagogiques et la fonction sociale de la notation. Enfin, une absence menant à un traditionnel devoir de compensation, la fonction sociale de la notation se couple avec le dispositif de surveillance évoqué précédemment et inadapté à l’accompagnement personnalisé des étudiants.
L’évaluation peut faire sens dans le processus d’apprentissage à condition d’abandonner l’articulation évaluation/notation sur 20/barème spécifique et de lui restituer sa dimension d’enquête. Prendre l’évaluation comme enquête permet de lui redonner une efficience dynamique vis à vis du processus d’apprentissage : quel est le « rapport au savoir » (18) de l’étudiant ? Comment ce rapport s’articule-t-il avec la singularité de son parcours ? En tant que professeur, que dit le temps d’évaluation sur mes méthodes pédagogiques ? Cette enquête peut prendre différentes formes et permet de vivre lors de la formation des expérimentations pédagogiques. C’est ce qui a été mené par exemple dans un master de sciences de l’éducation à l’université de Toulouse autour de « l’évaluation interactive »(19) : suite à un travail collectif d’étudiants, la première étape est une évaluation « mutuelle », suivie d’un échange avec le corps pédagogique, avant que celui-ci décide d’une note. L’autrice et l’auteur de l’article se rendent compte que le dispositif est lui-même discuté par les participants. Sans idéaliser cette expérimentation, on remarque qu’elle introduit une forme de mobilité permettant un processus d’enquête et de réflexion.
En conclusion, nous voudrions revenir à la difficile évolution de l’enseignement spécialisé et des conservatoires qui dépasse largement le cadre de la formation CA. Cette difficile évolution est dûe à la confrontation de la musique comme objet à la musique comme pratique, à une certaine adéquation problématique entre enseignement et conservatoire, à la méconnaissance d’une histoire sociale, culturelle et politique de nos institutions.
Aujourd’hui, beaucoup de jeunes musiciens témoignent d’une quête de sens dans leurs pratiques artistiques et pédagogiques. Les transformations du monde, les incertitudes nous poussent à ancrer ces pratiques dans les enjeux politiques que nous traversons. Or ces quêtes entrent en confrontation avec la tension présente dans les deux pôles de la formation : la continuité élitiste d’un certain héritage et la revendication d’une posture réformiste. Cette tension est doublée par une distinction des places entre professeurs/administration et élèves reposant sur des rapports de pouvoir fondés sur la détention du savoir.
Il est temps de s’arrêter d’écrire, et à la relecture de cet article, l’usage d’une écriture référencée de citations nous fait sourire, signant les nombreuses heures passées ces derniers mois sur nos mémoires. Peut-être que cet article fera réfléchir, peut-être que certains étudiants se sentiront plus outillés dans leur désarroi, peut-être que d’autres ne comprendront même pas la nécessité d’une telle critique, peut-être provoquera-t-il de la colère : quoi qu’il en soit nous voudrions souligner l’inachèvement de ce travail. Il a juste pour but de rappeler que notre environnement est toujours le fruit de constructions historiques et de rapports de pouvoir et que le fait de les démêler nous permet de prendre part à la transformation du réel.
NB : Nous voudrions adresser une requête très directe à l’encadrement de la formation CA. Il y a dans ce numéro de La Crécelle de nombreux articles sur les violences sexistes dans notre milieu. Nous avons traversé ces trois ou quatre années de formation sans aucun élément sur les violences sexistes et éducatives alors que l’équivalent du mouvement #metoo reste encore à faire dans le milieu musical. Afin de prendre le problème à bras le corps, à quand un module de formation sur les violences sexistes et éducatives spécifique à la formation CA ?
(1) (2) (4) (6) (7) Rémy Campos, Le conservatoire de Paris et son histoire – Une institution en questions
(3) (5) Pascal Terrien, François Joliat, Angelika Güsewell, Les identités des professeurs de musique
(8) François Laplantine, Le social et le sensible / introduction à une anthropologie modale
(9) Sophie Wahnich (dir), Equipe TRAM, Etude des discours de la musique classique
(10) (11) (13) Geoffroy De Lagasnerie, Logiques de la création
(12) Jacques Rancière, Le maître ignorant
(14) (15) Pierre Merle, L’école française et l’invention de la note. Un éclairage historique sur les polémiques contemporaines , Revue française de pédagogie n°193
(16) (17) Lucie Mougenot, Évaluer autrement. Faut-il en finir avec les notes ? https://educaref.hypotheses.org/166
(18) Bernard Charlot, Le Rapport au savoir
(19) Véronique Bedin et Dominique Broussal, L’évaluation interactive des apprentissages dans l’enseignement supérieur : intérêt pédagogique et limites, Les dossiers des sciences de l’éducation, n°26, 2011