Relire le concert du 19 janvier : questionner les pratiques de « médiation »

La médiation culturelle : « comment recréer du lien grâce à l’art », « la culture au service du tous ensemble. » Toutes ces questions là, nous n’avons pas eu le temps de nous les poser quand nous avons organisé le concert de soutien aux grévistes de la ligne 5 le 19 janvier dernier. Et pourtant quelque chose s’est passé. Pourquoi toutes les bonnes intentions sont-elles si vaines en général ? Et que s’est-il passé le 19 janvier ?

La médiation culturelle

Suite au séminaire de recherche et médiation du 6 février 2020 et à l’arrivée d’une directrice favorable au développement de ce domaine, il semble important pour certains étudiants d’engager une réflexion critique sur ce qui est appelé « médiation ». La médiation, objet hétérogène et aux approches diverses, voudrait être un dispositif de diffusion culturelle. Un dispositif, au sens de Foucault, est un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. » Or, pour continuer avec Foucault, « le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes du savoir, qui en naissent mais tout autant le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoirs, et supportées par eux. » Aussi, face à l’enjeu des mutations des institutions musicales autour de cette mise en place des dispositifs de la médiation, nous, jeunes professionnel·le·s du monde artistique et musical souhaitons nous emparer de cette question pour plusieurs raisons. Premièrement, un réel questionnement sur la question de l’émancipation et la place de l’expérience esthétique dans cette émancipation ne saurait reposer sur ce terme de médiation qui possède en son sein l’idée de résolution des conflits. Les pratiques artistiques telles que nous les envisageons n’ont pas vocation à s’inscrire dans ce que Jacques Rancière appelle le consensus :

« Le consensus n’est pas la paix. Il est une carte des opérations de guerre, une topographie du visible, du pensable et du possible où loger guerre et paix. Ce que consensus veut dire en effet, ce n’est pas l’accord des gens entre eux, mais l’accord du sens avec le sens : l’accord entre un régime de présentations des choses et un mode d’interprétation de leur sens. »

La médiation telle que pratiquée actuellement notamment avec l’avant-concert est un régime de présentation d’objet artistique qui conduit le spectateur à adopter un certain type d’interprétation.

Ensuite, le développement des politiques publiques autour de la médiation crée une bipolarité du débat entre deux positions que l’on retrouve dans le monde politique : d’un côté, un bloc conservateur qui assume la dimension élitiste de sa pratique avec de l’entre soi, de la sélection (voir article sur les vœux de la présidence) ; de l’autre des pratiques soit disant progressistes qui trouvent des mécènes privés pour financer des bourses d’insertions professionnelles et autres projets sociaux mais qui refusent de questionner ce que signifie politiquement être « artiste dans la cité ». Ainsi, il s’agit dans ce cours texte de poser les bases d’une réflexion profonde sur les pratiques artistiques en articulant les termes d’expérience et d’égalité afin de voir en quoi la musique peut prendre part à la transformation sociale, non pas dans un énième énoncé du mythe d’Orphée, mais dans une interrogation politique et de ses pratiques, des dispositifs de concert, des lieux dans lesquels elle est jouée et avec qui elle est mise en partage.

Le concert du 19 janvier

Les étudiants mobilisés du CNSMDP ont organisé le 19 janvier 2020 au Théâtre le Vent se Lève, une soirée de soutien au profit de la caisse de grève des travailleurs de la ligne 5 du métro. Nous avions rencontré certains conducteurs lors d’une Assemblée Générale du secteur culture où ils avaient pris la parole. Ils venaient pour témoigner de leur grève et nous avons fait connaissance sous une double acception : camarades de lutte et voisins. Le concert de soutien n’avait pas vocation à être un dispositif social ou de médiation, mais le relire sous le prisme des critiques élaborées précédemment permet de dégager des pistes de réflexions à partir d’un exemple concret.

Dans un premier temps, il est donc nécessaire de constater que c’est la lutte commune contre une réforme des retraites et le système de production capitaliste qui a créé les conditions de l’égalité entre les conducteurs de la ligne 5 et nous. En effet, la préparation du concert a été composée de différents temps. Après une première rencontre, et la décision par La Crécelle d’une soirée de soutien, nous sommes allés manifester ensemble : plusieurs manifestants ont ainsi cru qu’il s’agissait de nos professeurs. Les conducteurs sont venus – clandestinement – au CNSMDP pour préparer cette rencontre et nous en avons profité pour leur faire visiter l’établissement, leur expliquer les différents métiers présents, assister à un enregistrement d’un des membres de La Crécelle, leur donner une brochure de la saison. Des rapports de voisinage se tissent : eux qui voient les boîtes d’instruments descendre à Porte de Pantin découvrent qui sont les personnes qui les portent et les étudiants du conservatoire réinvestissent leur établissement en expliquant ce qui rend possible leur formation et le concert au service de la lutte.

Nous ne serons donc plus jamais indifférents à la personne qui conduit le métro et permet nos déplacements quotidiens. L’organisation logistique et artistique de la soirée permet à chacun de mettre en acte ses savoirs-faire et simultanément de se retrouver en situation d’apprentissage : récupération de marchés et cuisine, impression et reliure du journal, préparation des prises de parole, fiche technique, vente des affiches des graphistes de Formes des luttes, préparation du programme musical, lien avec le théâtre… C’est une puissance collective retrouvée qui s’exerce durant la semaine de préparation. Le contenu du programme représente le fruit de la diversité de nos pratiques, mélangeant des groupes issus d’un travail institutionnel (musique de chambre, chant lyrique, improvisation libre) et des pratiques réalisées en dehors (bal, musique irlandaise, transe). Le public est celui de la lutte sociale. En effet, l’information a beaucoup tourné dans les milieux militants et bien qu’une communication certaine ait été faite au conservatoire, peu d’élèves et de professeurs sont présents malgré la proximité du théâtre. Dans une salle pleine à craquer, l’écoute est attentive, tout le monde vivant la joie d’une musique réalisée à l’endroit de sa nécessité. Bien sûr que certaines esthétiques ont surpris et suscité de l’incompréhension mais ce décalage est accepté par la dimension commune du temps partagé : le politique émerge dans le conservatoire parce qu’il y a un mouvement social profond avec la grève des transports et la musique retrouve sa place dans la cité en accompagnant la lutte. Ce moment n’est pas à sacraliser et il n’est pas forcément nécessaire d’attendre un mouvement social de cet ampleur pour que nos pratiques artistiques s’inscrivent dans la cité. Cependant, ce concert et son inscription dans une temporalité politique permettent de dégager quelques pistes de contre-proposition à l’idée de médiation.

L’égalité radicale

Le postulat de l’égalité radicale proposée par Jacques Rancière nous semble être le point de départ nécessaire à toute activité artistique. Suite à ses travaux sur la figure du prolétaire, les rapports éducatifs, Jacques Rancière met en avant une égalité des capacités intellectuelles permettant l’échange de ce que nous savons et ne savons pas pour construire notre propre émancipation. L’égalité comme point de départ renverse ainsi les perspectives proposées par le ministère de la Culture. Il n’y a pas d’éducation à effectuer, de population à domestiquer, mais un échange réciproque de savoirs, de cultures, de forme-de-vie. L’égalité avec le personnel de la ligne 5 s’est fait lors d’une lutte commune. Il faudra donc dans le geste artistique destituer les dispositifs de pouvoir créant un rapport de domination entre les « artistes » et un « public » : discours normatif sur l’écoute, valorisation du génie et du talent, légitimité de telle musique et discours sur la grandeur…

L’artiste doit construire une « scène de l’égalité », c’est-à-dire une activité esthétique permettant aux personnes en présence l’expérience de la relation à soi, aux autres, à la matière sensible. En conséquence, les héritages historiques sont à questionner. Que ce soit le dispositif de concert traditionnel reposant sur une expérience esthétique du détachement, mettant le spectateur dans le noir et immobilisant les corps, les représentations et les imaginaires activés, les régimes de sens d’une œuvre, chaque temps d’expérience esthétique doit être envisagé comme « partage du sensible » au double sens du terme : ce qui est mis en commun et les places assignées aux catégories sociales en présence. Ainsi, il n’est plus question d’une médiation entre deux pôles produisant de fait un rapport hiérarchique et des assignations sociales mais la construction d’une expérience permettant de redistribuer les places, et reconfigurer les rapports de pouvoir et de domination.

Zones d’indifférenciation

Cette primauté du politique dans l’acte esthétique sort la musique de son autonomie et des discours qui la légitiment comme telle. Un acte esthétique est forcément un acte social et donc politique. Revendiquer une autonomie de l’art est encore une position politique. Or les discours sur la médiation culturelle ignorent cette primauté du politique. Aujourd’hui, on se targue « d’interdisciplinatirté » au sein des institutions mêmes qui ont créé et continuent d’entretenir ces séparations entre les disciplines. Le geste artistique crée pourtant des zones d’indifférenciation. C’est dans ces zones d’indifférenciation que la matière sensible vit et que les relations se nouent entre art, soin, politique, patrimoine, éducation populaire… C’est dans ces endroits que l’art peut mettre en crise le sens et les représentations. Lors de sa venue aux Causeries Nocturnes Sur la Musique Du Présent, le sociologue Antoine Hennion a rappelé que la musique n’existe pas en soi mais que nous la faisons exister par nos pratiques. Elle était une somme de médiations (corps, dispositifs, collectifs, objets). En la faisant, nous devons nous poser ces questions : à quoi voulons-nous œuvrer ? Quel sens donne-t-on à nos pratiques ? En interrogeant le sens de nos pratiques et en osant mener une réflexion critique des dispositifs de pouvoir qui nous produisent comme « artiste », nous pourrons peut être user de nos savoirs-faire pour construire ces scènes de l’égalité et de l’émancipation et faire du geste artistique le vecteur de nouvelles formes-de-vie, loin de la volonté d’achat de la paix sociale subventionnée par les producteurs du désastre écologique et de la guerre sociale en cours.

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