Quand la Crécelle s’en va glaner dans les Mûres.
Cet article que vous allez lire avec avidité est construit à partir d’une collecte de témoignages de quelques employé.es du conservatoire, confronté.es depuis un an à la crise sanitaire.
Les individus consultés sont indispensables à la vie de cette belle et drôle de bête qu’est le CNSMDP. Pourtant, nous, étudiants, ne voyons de leur travail que ce que nous laisse voir l’œilleton de l’ordre des places et des choses.
En tout cas, ces moments d’échange nous ont donné du grain à moudre et nous venons ici les partager en grosse meule1.
Les 7,8 milliards de particules que nous sommes doivent raser les murs pour ne plus entrer en collision.
Au CNSMDP, nous ne sommes pas encore 7,8 milliards, mais les murs sont bien là.
Les individus interrogés ont été spécifiquement invités à nous parler de l’impact des mesures sanitaires sur leur quotidien de travail et donc des murs, précisément.
Murs contre lesquels ils s’usent ?
Murs entre les décideurs et les exécutants comme dommages collatéraux du mur contre le virus ?
Murs de confusion face à la dépendance aux machines ?
Murs d’incompréhension quand les phonèmes se prennent les pieds dans les FFP2 et autres murs qui nous aplatissent le bec ?
Après mûres réflexions sur l’art d’engager nos entretiens, notre choix s’est porté sur :
« Et vous, ça va comment ? »
AVERTISSEMENT
Soyons honnêtes.
Nous ne sommes pas des professionnels de la restitution de la pensée d’autrui,
Mais plus modestement, des individus dégourdis et curieux.
Si ce double aveu d’honnêteté et de modestie vous semble aussi louche que nous, c’est que vous êtes alerte et que – on ne vous la fait pas – bref que vous avez bien fait d’ouvrir ce journal.
Nous vous invitons donc a entrer dans cette enquête avant qu’on ne s’enfonce davantage…
Nous sommes arrivés à la cantine vers 13h30, avant la fin du service, et nous nous sommes tout de suite dirigés vers la seule caisse ouverte.
On a commencé à tailler la bavette avec la personne qui était là, pendant qu’elle terminait d’encaisser les derniers arrivants.
— Ça va, oui, enfin comme tout le monde… On fait comme on peut et surtout on s’astreint à une grande vigilance, c’est d’autant plus indispensable dans les lieux de restauration.
— Et vous n’êtes pas deux habituellement aux caisses ?
— Ma collègue est en arrêt, pas le covid, mais une glissade dans la neige, rien de gravissime, elle doit revenir bientôt… Mais du coup, ce n’est pas facile, car ça va moins vite et parfois les clients râlent…
Quand les collègues ne sont pas remplacés ça en rajoute pour les autres, et là on n’arrive plus à tenir les horaires de fermeture de la cantine.
On relance sur le salaire et le chômage partiel :
— Moi j’ai touché du chômage partiel jusqu’en mai, à savoir 84% du salaire, et ensuite en alternance, 3 jours de chômage partiel pour deux jours de travail.
Ce fut le même régime pour tou·tes les employé·es en sous-traitance, hormis la sécurité qui n’a jamais été arrêtée, même au premier confinement.
100% d’un bas salaire est déjà insuffisant. Cette baisse, qu’ont subie des millions de travailleuses et de travailleurs, est inacceptable. Les loyers ont-ils baissé, eux ?
Le temps de s’asseoir à une table pour prendre quelques notes entre deux plexiglas, on s’aperçoit qu’on n’a pas posé la question d’une éventuelle prime « covid », étant donné leur exposition au virus et la vigilance accrue, etc.
On réalisera un peu plus tard notre candeur…
En quittant la cantine direction l’accueil, on croise un agent d’accueil/appariteur qui prend le temps de nous répondre.
Il nous dit que ça va pour lui, qu’il n’est pas à plaindre et qu’il se sent très impliqué dans l’observation du respect des règles sanitaires.
« Tant que vous respectez les règles, tout ira bien » phrase qui, malgré la sympathie de l’individu, provoque en nous un effet madeleine du type carnet de correspondance et bureau du CPE.
Il nous dit qu’il est satisfait de la gestion de la crise au sein du conservatoire, et se dit très en accord avec tout le travail effectué pour « rester ouvert dans les meilleures conditions ».
Nous le remercions et arrivons à l’accueil, où nous attendons notre tour pour parler à l’hôtesse.
L’attente se prolonge un peu, et pour cause, le ton est en train de monter entre l’hôtesse et une personne extérieure qui souhaite manifestement passer le portique.
C’est notre tour.
— Ah mais oui bien sûr, c’est vous, les syndicalistes, l’extrême gauche, enfin la gazette de gauchiste quoi !
Au départ, on ne sait pas trop si c’est du lard ou du Fauchon, mais très vite on découvre une lectrice assidue de La Crécelle.
Plutôt lard donc.2

— Vous êtes mignons vous — comment ça va, bah ça ne va pas fort et franchement parfois les bras m’en tombent !
Sans nous laisser le temps de l’interroger sur un possible lien de parenté avec la Vénus de Milo, elle poursuit :
— Plusieurs fois par jour, on a des gens de l’extérieur qui veulent qu’on les laisse entrer sans carte, sans laissez-passer, sans rien, alors nous on leur explique qu’on ne peut pas, que les consignes sont strictes, regardez, c’est même écrit un peu partout !
Elle pointe en effet des papiers sous plastique collés un peu partout, informant que l’accueil de personnes externes au conservatoire ne sera plus possible durant cette période.
— Et puis c’est épuisant, parce qu’entre les montagnes de protocoles et les montagnes d’exceptions qui tombent sans cesse, on nage dans le flou. Et du coup on est en première ligne du mécontentement des extérieurs qui voient rentrer ceux avec des passe-droits tandis qu’eux se font refouler, comme la personne que vous venez d’entendre…
Alors que nous avions à peine terminé la conversation, notre agent d’accueil aux accents de CPE nous fait signe de revenir vers lui pour nous dire que sa responsable est d’accord pour nous voir. Nous lui emboîtons le pas.
Précisons ici qu’on n’avait rien demandé, on était juste ravis de savoir que le bruit de notre gentille promenade se soit répandu si vite…
Nous entrons dans un bureau du rez-de-chaussée, où s’engage une jaserie éclairante :
« J’admire ici comme les gens ont à cœur de faire les choses. »
Étant conviée aux réunions quasi-hebdomadaires instaurées par la direction, la responsable du service intérieur qui nous accueille nous parle de la grande réactivité des équipes.
Il faut se réadapter tout le temps aux nouvelles mesures.
Elle salue la qualité de la gestion de la crise au conservatoire en la comparant à celle d’autres établissements de type fac :
— J’ai des collègues qui travaillent dans d’autres établissements supérieurs, et je vous assure que ça n’est pas pareil, vous avez beaucoup de chance ! Une kyrielle d’exemples vient appuyer son propos, dont celui de la commande récente des cales de portes, qui commandées et installées dans un délai très court, permettent désormais de laisser certaines salles s’aérer sans avoir recours au premier objet venu afin de les maintenir ouvertes.
Devant tout cet enthousiasme, on lui sert notre « comment ça va, vous ? ». Et elle nous parle quand même de la frustration de travailler dans le vide :
— Travailler pour des choses dont on ne sait pas si elles pourront avoir lieu, bien sûr, ça peut être décourageant parfois.
Nous la remercions et partons rejoindre le PC sécurité, mais nous sommes à nouveau stoppés à la douane de l’accueil par l’hôtesse lectrice de crépitante gazette qui semble avoir repéré notre provenance de vol.
« Songez bien à qui vous dit quoi ! Les chefs de services trouvent tout formidable, mais en bas de l’échelle, on a d’autres points de vue. C’est dur de faire entendre les dysfonctionnements qui impactent notre quotidien à nous, les exécutants ! »
Elle fait allusion aux logiciels, MyDiese et autres…
Un des chefs d’équipe du PC sécurité nous accorde lui aussi un moment de causette fort intéressant.
« On est très exposés au virus, et ça fait forcément partie des inquiétudes quand on vit en famille et qu’on pourrait très bien ramener ce truc chez nous… Mais bon, on sait bien que de toute façon, c’est toujours la sécurité qui ramasse en premier, avec le ménage… »
Avec ça, leur charge de travail et leurs responsabilités ont considérablement augmenté : contrôle des jauges, discipline quant à l’observation des règles, entrées dans le bâtiment, réception des colis…
Il nous dit aussi que certains élèves ne sont pas toujours respectueux, que parfois ils se retrouvent à devoir intervenir auprès de quelque nonchalant du masque.
— Y en a qui lèvent le menton…
Chose que nous ignorions également, cette équipe travaille en 24-96, c’est-à-dire de 7h du matin à 7h du matin le lendemain, pour ensuite 4 jours de repos.
Nous invitons donc les nonchalants prognathes à considérer que ces hommes en sont peut-être à leur 23e heure de travail au moment où ils vous parlent.
À ce stade, on en a profité pour demander des nouvelles d’une affaire à laquelle La Crécelle avait pris part, à savoir l’augmentation des prix de la cantine pour les employé·es sous-traitant·es.
Il nous informe que dorénavant, à cause de cette augmentation, ils ne vont plus manger à la cantine, préférant leur salle de repos et les plats préparés à la maison.
Il nous dit aussi qu’il regrette que le conservatoire sous-traite la sécurité, mais que c’est devenu malheureusement la norme pour ce genre de sites.
D’après ses dires, seule la Cité des Sciences dispose d’une sécurité incendie « maison » dans le secteur.
— Et les collègues qui travaillent là-bas sont beaucoup mieux lotis en terme de salaire…
Enfin, et pour continuer à parler gros sous, il nous apprend que lui et ses hommes (qui sont donc en première ligne avec le virus) ont eu droit à une prime Covid de 70 euros.
L’humour est, paraît-il, la politesse du désespoir, du coup on a bien rigolé.
On repense à la cantine en se disant qu’iels ont certainement eu des bonbons…
Cafétéria, 14h20.
La dame qui travaille là est en train de fermer boutique.
On modifie pour l’occasion l’angle d’approche comme suit :
— Quelque part, bien avant Sigmund, les gens comme toi derrière les comptoirs ont commencé à faire profession de leur écoute. Ainsi, que peux-tu nous dire de tes observations qui ne trahisse la confidentialité médicale ?
La dame a d’abord rigolé derrière son masque, par élégance de désespoir elle aussi.
Elle nous dit qu’elle est aux premières loges du triste spectacle de la dégradation du moral des étudiant·es.
Certain·es lui racontent la galère, les cours particuliers qu’iels ne peuvent plus donner, la précarité qui se pointe.
La tristesse des productions annulées bien sûr…
Quand on lui demande comment elle va, elle dit « Ça va. »
Mais on la connaît bien, et c’est pas du tout le genre à se plaindre.
Alors on insiste, et elle nous dit qu’elle pense aussi à tous les autres malades, pas ceux du Covid, les autres…
Elle nous dit aussi que la personne qui la relaie habituellement est en arrêt (c’est aussi celle de la cantine).
— Il y a moins de monde, et en même temps tout le monde arrive à l’heure de la fermeture qui a été bêtement fixée à 14h, là où tout le monde sort de la cantine.
Encore une fois, l’info a été transmise vers les hauteurs, mais sans retombées, résultat la dame fait des heures sup impayées.
En convoitant un reste de viennoiserie, on songe à certaines crêpes, celles qu’on veut faire sauter pour les retourner dans la poêle, mais qui restent collées au plafond…
On la quitte en lui disant de mettre une plaque avec ses honoraires à côté du prix des sandwiches, mais elle nous répond que l’argent, ce n’est pas si important.
Une dame comme ça3 quoi.
Dans le bureau d’une chargée de scolarité, qui prend soin de fermer la porte derrière nous.
La parole est précise et organisée, ici, on taille la bavette, mais pas avec de la coutaille de dînette.
— C’est très difficile dans le travail et dans son organisation.
Elle nous dit d’emblée que pour elle le télétravail est compliqué.
— Être enfermé chez soi dans un petit appartement, installé sur une chaise en bois à la table de la salle à manger, c’est franchement pas confort, voire, à l’usure, mauvais pour la santé !
Elle nous parle très vite du casse-tête des logiciels et de toute l’informatisation des démarches qui s’accompagnent de piteux ersatz de formation à distance.
En nommant les dispositifs MyDiese, Oasis, Zoom puis Teams puis Office365, on voit sur son visage se dessiner le même sourire étrange vu à l’accueil un peu plus tôt.
Elle nous parle aussi d’une crise de sens, elle a choisi ce métier pour le contact avec les étudiant·es et collègues, et se retrouver derrière son écran toute la journée lui est brutal.
— Réussir à contacter quelqu’un par mail ou téléphone peut devenir une épreuve là où on avait juste à traverser un couloir.
En partant, elle nous renvoie au numéro 300 de la gazette de la CGT qui fait le point dans un article traitant des préparations à la négociation sur le télétravail.
Petite parenthèse pour signaler qu’il est aujourd’hui communément observé que la législation encadrant le télétravail n’était pas assez solide pour un recours si soudain et massif.
Là où beaucoup se réjouissent, d’autres sont victimes d’employeurs peu scrupuleux qui profitent des zones de flou de la législation… les Luttes s’organisent et sont en cours.
Pour clore notre promenade, nous sommes allés toquer à la régie des orchestres.
Ce moment fut d’autant plus intéressant que l’une des trois personnes présentes a déroulé du tuyau en matière de politique interne, car élu à plusieurs reprises comme délégué syndical CGT.
Alors qu’il commençait par nous dire que chacune des décisions concernant l’application des mesures a été prise suite aux recommandations du CHSCT, nous lui demandons un petit rappel de l’intitulé.
Il s’agit du Comité d’Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail et en tant qu’ancien membre de ce comité, il nous dit regretter qu’il ne soit pas possible d’y faire rentrer des représentants d’élèves.
Observation qui nous a semblé d’autant plus pertinente sachant le rôle puissant des décisions de ce comité sur le quotidien des élèves durant cette période.
Il salue la direction d’Émilie Delorme et entre autres ses prises de décision durant la crise :
– Il n’y a pas eu de chômage partiel, les salaires sont restés les mêmes pour tous les fonctionnaires durant la période, et le paiement des cachets de l’OLC et des techniciens pour les productions annulées fut intégral.
Il nous dit au passage que c’est la première fois, au cours de sa longue carrière dans les murs qu’il voit un directeur s’adresser de la même façon à tout le monde, étudiants, techniciens, professeurs.
Enfin, il remarque qu’à la faveur de la crise et du changement de direction, le conservatoire s’avance vers davantage de démocratie.
Alors qu’on se voyait bien finir sur cette note lumineuse, on lui a quand même sorti notre phrase d’accroche mûrement mûrie à laquelle il a répondu ;
« Je crois que personne ne va vraiment bien en ce moment. »
Mais nous, après tout ça, on allait pas si mal, satisfaits d’avoir essayé de tâter les fameux murs et d’en savoir un plus sur l’origine de leurs verticalités parmi les hommes.4
1On a essayé de moudre des grains de café avec une crécelle pour cause de vérification allégorique, depuis elle ne crépite plus…
2Cette histoire de lard n’est rien qu’un recours humoristique, car selon une étude récente, les lecteur·rices et auteur·es de la Crécelle sont tous véganes et se nourrissent principalement de biscotte et de bière bon marché.
3Pouces en l’air.
4Pour orner cette fin d’article, et filer l’allégorie des murs, on a cherché un substantif de « ériger » mais Rousseau a résolu cette raideur.