Rhapsodie sur les agitateurs facho-compatibles

Par où commencer ? L’islamophobie, la pensée décoloniale, la gangrène islamo-gauchiste, les valeurs de la République, l’intersectionnalité, l’écriture inclusive, les réunions en non-mixité… Depuis quelques mois, c’est la déferlante d’une droite qui, en plus d’être décomplexée, s’attaque ouvertement aux universités et aux syndicats même lorsqu’ils sont les anciennes portes d’entrée au Parti Socialiste (#Unef). Bref, par-delà les polémiques médiatiques, qu’est ce qui est entendu exactement par tous ces termes ? Comment répondre à tous ces ministres, commentateurs de Cnews et autres intellectuels réactionnaires ? Peut-on discuter avec Ubu-roi… pas sûr ! Alors il nous faut prendre les armes… Elles seront intellectuelles pour l’instant. Car de l’échange, du débat, il peut y en avoir : il est épistémologique dans les champs de la recherche, stratégique chez les militants, réformiste dans les institutions, éruptif dans les temps de la lutte.

Islamopho-truc c’est mal

Partons du départ, donc, de cette fameuse islamophobie : un-terme-qu’il-ne-faut-plus-employer-car-ça-veut-dire-qu’on-ne-peut-plus-critiquer-la-religion-et-c’est-donc-contraire-à-la

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Alors contrairement à ce que certains éditocrates (Fourest, Zemmour, Rioufol) affirment, l’islamophobie n’est pas un terme inventé par les mollahs iraniens en 1979. Contrairement à ce que disent certains intellectuels (Keppel), ce ne sont pas non plus les Frères musulmans qui l’ont inventé. Alors bien sûr, ils se défendront en disant que la définition littérale serait centrée sur la religion et que le blasphème est un droit. Grâce aux travaux d’Olivier Le Cour Grandmaison1, on sait que l’expression apparaît plusieurs fois dans les années 1910-1920. Les termes du débat, et cela est instructif, ont leur origine dans l’administration coloniale autour de la personne de Maurice Delafosse, gouverneur général de l’Afrique occidentale française, fondateur de l’Académie des Sciences coloniales, acteur et théoricien impérial. La préoccupation de l’administration coloniale est de savoir quelle politique permet de faire régner l’ordre. À cette époque, la gestion coloniale au Maghreb impute aux musulmans un certain nombre de caractéristiques dangereuses pour l’ordre colonial.

Pour justifier une répression incroyablement violente, il fallait que les colonisés soient réduits à moins que des humains, et l’État colonial expliquait que le problème venait de la nature même de l’Islam. Maurice Delafosse qualifie cette politique d’islamophobe, non pas par antiracisme, mais pour la raison que ces dispositifs répressifs pourraient mener les colonisés à se retourner contre la France. Il est traité en retour d’islamophile.

Les bakouninos-salafistes

Mettre en scène une République faible face à un Autre dangereux, c’est bien la stratégie de la loi Séparatisme, plus d’un siècle plus tard. L’islamophobie est bien un mode de gestion coloniale qui construit l’autre, le colonisé, comme figure d’un ennemi intérieur et permanent à réprimer. Pour qualifier cet autre, qui est d’ailleurs l’ennemi inqualifiable, il faut inventer des mots. Pour cela on peut compter sur un intellectuel réactionnaire en la personne de Pierre André Taguieff2. C’est le paradis pour la fachosphère type Front National qui va s’employer à populariser le mot : l’islamo-gauchisme serait bien une ses plus belles prise si elle ne sentait pas un peu le rance de l’Histoire.

L’islamo-gauchisme désigne une soi-disant convergence idéologique entre une gauche anti-impérialiste et les tenants d’un islam politique. Ce qui est bien dans ce genre de matrice, c’est sa plasticité. Ce concept peut absorber toute forme de configuration politique nationale et géopolitique : de la défense du peuple palestinien aux études en sciences sociales, d’EELV dont le vert serait le vert de l’islam (#Zemmour) à un jeune tchétchène de dix-huit ans qui décapite un professeur en passant par le Comité Vérité et Justice pour Adama Traoré. Bon sauf que l’adjonction de deux termes, un religieux et un politique, afin de construire un ennemi commun, c’est de la bonne vieille redite réactionnaire. Il y a tout pile un siècle, on disait judéo-bolchevique…

Cependant pour ne pas être mauvaise langue, c’est vrai que quelque chose nous intéresse dans l’idée de cette alliance politique « contre-nature ». Car il existe bien des liens matériels et des intérêts partagés entre des djihadistes et…. des éléments de l’extrême droite française. Lors du récent procès autour des attentats de Charlie Hebdo, il manquait une personne dans le box des accusés : le principal fournisseur d’armes d’Amedy Coulibaly : Claude Hermant, indic, trafiquant d’armes, ancien militant FN et cadre des identitaires dans le Nord-Pas-de-Calais3.

Avec l’idée de l’islamo-gauchisme va souvent l’accusation que la gauche encouragerait le développement d’un « nouvel antisémitisme ». Le chiffon rouge de l’antisémitisme est agité ici dans le but de décrédibiliser par la confusion. Pourtant, la dernière sortie antisémite en politique est signée Darmanin, actuel ministre de l’intérieur, s’inscrivant ainsi dans la grande généalogie judéophobe droitière. Il défend, dans son ouvrage sur le séparatisme et la laïcité sorti en février, les mesures antisémites Napoléoniennes contre les Juifs : ils auraient posé des problèmes de leur propre fait… Une politique d’intégration avant l’heure dixit Gérald !

Mais revenons sur l’islamo-gauchisme et ces fameux « complices » du terrorisme. Les accusations contre des intellectuels de porter atteinte aux valeurs de la République ou à la grandeur de la France ne sont pas nouvelles. Je vous présente deux citations issues d’un article intitulé Le retour des mauvais maîtres4.

« Nos ténors littéraires détruisent à plaisir la cohésion nationale, avec une mentalité de vaincus… » Camille Mauclair, écrivain vichyste et collabo, Pour l’assainissement littéraire La gerbe, 2 janvier 1941.

« Moi, je pense surtout aux complicités intellectuelles du terrorisme. […] [C]e qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages […] Il fait des ravages à l’université » JMB, sinistre de l’Éducation, Europe 1 le 22 octobre 2020 après l’assassinat de Samuel Paty

Certains universitaires seraient des islamo-gauchistes qui enrôleraient des étudiants en encourageant l’islam radical au nom de la lutte des classes ou de l’antiracisme, le tout ébranlant la République. Dans la France Vichyste, on accusait à l’époque les écrivains Proust, Gide, Valéry, Cocteau d’avoir affaibli la jeunesse et d’être responsables de la défaite de 40… La construction de l’ennemi intérieur est bien un mode de gouvernement.

C’est pas les fascistes les racistes, c’est les antiracistes… les racistes !

A la Crécelle il nous reste un peu plus de considération pour les sciences sociales, alors on est intéressé par les débats de fond et on ouvre donc le sujet de l’intersectionnalité. L’intersectionnalité, c’est un des outils d’analyse des sciences sociales.

Il consiste à croiser les différents rapports de domination qui peuvent peser sur un individu (classe, genre, race). L’intersectionnalité permet donc une analyse des faits sociaux avec une grille d’analyse fine et complexe. Ensuite, ce n’est pas une « américanisation » de l’université. Beaucoup de concepts (déconstruction, dispositifs, société de contrôle…) viennent de ce que l’on a appelé la « French Theory » (Foucault, Deleuze, Derrida). Enfin l’utilisation de l’idée de race comme réalité matérielle et construction sociale est utilisée depuis les années 70 par Colette Guillaumin5…donc pas de quoi contribuer aux polémiques fascistes sur le séparatisme and co.

Le fasciste aimant la confusion, tout cela est joyeusement mélangé à des reproches sur l’écriture inclusive, au fait que François Hollande ait été chahuté en venant présenter son livre dans certaines facs, et qu’une féministe comme Alice Coffin soit au conseil de Paris… La pensée de gauche et deux-cent-cinquante ans d’histoire d’émancipation auraient aujourd’hui pour but de détruire le mâle blanc dans un concours victimaire et la constitution d’une nouvelle morale dans laquelle… bref…

Des côlons bouchés

Autre façon de formuler l’accusation : le spectre des pensées décoloniales et post-coloniales. Les études décoloniales observent le développement conjoint du capitalisme et de la colonisation tout en restituant leur place de sujet aux « oubliés de l’histoire ». Il y a quelques différences entre ces deux champs qui dialoguent évidemment entre eux. Quelques éléments tirés à gros traits des points de divergences entre décoloniale et postcoloniale : définition de la modernité (1492 ou XVIIIème siècle), lieu d’énonciation (Amérique du Sud ou monde anglophone), références de pensée (Marxisme et mouvements sociaux ou philosophie post moderne)… Des universitaires absolument pas spécialistes de ces questions ont créé un « Observatoire de la pensée décoloniale » poussant leur conservatisme républicain à l’absurde.

Ces « lanceurs d’alerte » ont par exemple relevé le lien de ce séminaire « Démasculiniser les sciences sociales » dans lequel étaient prévues des interventions telles que « Histoire de la presse féministe, histoire féministe de la presse ». On est effectivement au bord de la guerre de civilisation…

Quand on fait de la recherche (sérieusement), un des enjeux, c’est l’épistémologie, c’est-à-dire la réflexion sur les termes avec lesquels on pense. On vous invite à prolonger cet article autour des critiques plus sérieuse de ces approches : celles de la sociologie bourdieusienne avec Jacques Rancière [6], privilégier l’émancipation à la domination dans la pensée du féminisme avec Geneviève Fraisse [7], ou penser comme premier le rapport de classe avec Gérard Noiriel [8].

Un mix de la lutte (DJ Crécelle)

Faisons maitenant un petit pas de côté sur la question des luttes. L’intersectionnalité est-elle un outil de lutte ? Un des outils de lutte décrié récemment dans les médias dominant concerne les réunions en non-mixité. Les réunions en non-mixité, consistent à constituer un espace protégé, un espace séparé dans le but de construire une émancipation politique entre des personnes qui subissent une oppression partagée. Cela peut consister à des partages d’expérience (racisme, sexisme, troubles psy…), mais également des activités diverses (La revue Panthère a son comité de rédaction composée uniquement de femmes), ou des actions politiques (Le zbeul devant les Césars 2020 pour Polanski avait été pensé en non-mixité).

La non mixité est également utilisée par nos ennemis et repose sur d’autres critères : niveaux de revenus, masculinité, non mixité raciale, appartenance sociale… La différence, c’est que l’idéologie aujourd’hui dominante ne revendique pas son caractère de classe, de race ni de genre. Nos élites n’ont pas besoin de revendiquer leur non mixité. Même si les photos de leurs réunions montrent qu’ils la pratiquent de fait. Donc oui, les opprimé.es quels qu’ils ou elles soient doivent penser leurs modes d’organisation ; et le conflit politique ne tolère pas tout le monde : un patron n’est pas invité au piquet de grève (racisme anti patron ?).

La non-mixité se doit par contre d’être pensée. Je reprends ici les propositions de Sophie Wahnich issu d’un débat sur Mediapart [9] à propos d’échange en non mixité racisée. Elle y explique comment le passage entre les sphères publique, privée et clandestine est l’un des enjeux des lutte.

Enfin, une lutte politique produit une double dynamique de désidentification et de subjectivation. La construction d’autonomie par la lutte politique arrache ceux qui la portent à leur situation de domination pour construire de nouvelles subjectivités.

En cela, une certaine « politique de l’identité » peut poser problème. Si les expériences de certains rapports d’oppression doivent être reconnues dans leurs singularités et sont présentes au sein des luttes mêmes, un mouvement d’émancipation n’est pas un transfert dans la scène politique des analyses de la domination. Une certaine idéologie dominante pense que de nier le racisme et le sexisme suffit à les combattre ; mais une idéologique tout aussi mensongère, veut nous faire croire que l’affirmation d’une identité est une fin politique en soi. La force d’un mouvement social, insurrectionnel ou révolutionnaire consiste justement dans la reconfiguration des places, le brouillage des frontières et un certain désordre.

Pour conclure…

Beaucoup de choses auront été passées en revue dans cet article fleuve. Voici quelques propositions :

– La lutte contre l’islamophobie doit être prise à bras-le-corps par les forces de gauche.

– Les discours politiques contre la gauche portés en ce moment prennent leurs racines dans une histoire idéologie d’extrême droite et fasciste. Pour autant, ils ne résistent pas à la moindre complexification du débat et confrontation au réel : notre tâche est donc de s’atteler à la connaissance des histoires d’émancipation tout en quittant notre entre-soi d’artiste afin de travailler pour des luttes aux composantes sociales diverses.

– La confusion fait partie des armes idéologiques fascistes.

– Si les luttes émancipatrices gagnent lorsque qu’elles font sauter les frontières de l’ordre social, la construction de l’autonomie de ces luttes est plurielle et se réfléchit avec une diversité d’outil. L’expérimentation est au cœur de l’invention des luttes.

  • La radicalité d’une pensée ou d’une analyse sociale n’est pas exactement la même que celle d’un mouvement social. Recherche et activisme politique sont deux entités qui ont leur propre autonomie et se travaillent mutuellement.

1Voir “Ennemis mortels”. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale d’Olivier Le Cour Grandmaison et cette conférence : https://www.youtube.com/watch?v=N_5uuqToA8Y

2 La réaction philosémite d’Yvan Segré

3 https://lahorde.samizdat.net/proces-des-attentats-de-charlie-hebdo-montrouge-et-de-lhyper-casher-ou-sont-les-identitaires-qui-ont-arme-coulibaly

4 https://lundi.am/Le-retour-des-mauvais-maitres-Olivier-Long

5 L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel et Sexe, Race et Pratique du pouvoir de Colette Guillaumin

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