Mère Crécelle, raconte-nous une histoire

Notrami·e se lève de bonne heure : il part aujourd’hui à l’autre bout du monde en Terrelointaine pour une tournée avec un orchestre monté pour l’occasion. Ce sont des imaginaires bien implantés qui se réalisent : celui de l’artiste qui va vivre des moments d’une autre temporalité, d’une autre nature que ceux partagés habituellement avec ses camarades, et qui vont créer des liens forts, d’une autre richesse ; celui de l’artiste international dont la carrière ne connaît pas de frontière ; celui de l’accomplissement et du prestige de jouer ailleurs, loin, bien loin de chez soi. À Notrami·e, on le lui avait d’ailleurs prédit quand, adolescent, il avait fait montre de talent : « il ira loin ! ».

Après avoir passé les contrôles de sécurité, négocié âprement pour prendre son instrument à bord, patienté dans un hall, lieu d’attente vide de sens, Notrami·e prend l’avion pour de nombreuses heures. Arrivé à destination, un bus l’emmène dans un hôtel en périphérie de la ville où l’orchestre jouera dans quelques heures — prendre un hôtel proche de la salle de concert n’était pas assez rentable. Les déplacements se feront donc systématiquement en bus d’un lieu à l’autre, assurant la parfaite herméticité de l’orchestre et réduisant au maximum tout échange possible avec des personnes extérieures. Les rencontres avec l’Autre dans un Ailleurs à découvrir ? Pas au programme : balloté entre quatre villes sans passer plus d’une nuit dans chacune, Notrami·e trouvera peut-être la force d’aller prendre un selfie au pied du monument local, signalant à ses amis virtuels sa découverte bien superficielle d’un lieu où il n’aura que le temps de passer. Passage qui aura le mérite d’exposer également à ses followers le prestige d’une carrière internationale. Jouer ailleurs, c’est rayonner, faire acte de puissance à la conquête du monde, gagner une parcelle d’attention, et le fait qu’elle vienne d’autre part lui donne une dimension que n’aurait pas une attention nationale. Avoir été acclamé par un public à l’étranger donnerait une légitimité supplémentaire – l’aura internationale fascine et met de la poudre aux yeux.

Durant la tournée, des liens se tissent et mûrissent : ce sont ceux créés au sein de l’orchestre. Entre les musiciens qui partagent bien plus de temps que d’ordinaire ensemble, dans un quotidien au tempo éreintant, émerge une forme de solidarité dans l’adversité.

Notrami·e, à son retour, tombe d’épuisement dans son lit. Dans sa tête tournoient un mélange de questions et de sentiments divers. Pourquoi accordons-nous plus de valeur à une reconnaissance internationale ? Pourquoi une odyssée dans le vaste monde, même si elle ne laisse aucun espace pour que surgissent des dialogues impromptus et des affinités inattendues, a tant de valeur ? Si c’est l’expérience humaine interne à l’ensemble qui fait l’intérêt d’une tournée, est-il nécessaire qu’elle soit lointaine pour avoir du sens ? Elle repense à ce soir où, dans l’auditorium de Uifgqyzd, elle a affronté un sentiment d’absurde, d’étrangèreté forte. C’était une salle semblable à tant d’autres et comme presque toujours, un public filtré par le prix d’entrée qui avait le privilège d’écouter l’orchestre. Ce public dont on a parfois du mal à distinguer les raisons de sa présence : expérience esthétique, obligation sociale ? Tant d’énergie dépensée, de pollution générée, pour quel résultat ? Ajouter une ligne sur un CV ? Pouvoir dire « j’étais en Terrelointaine » … mais est-ce vraiment être quelque part que d’y passer ainsi, au pas de course ?

Quelques années plus tard, Notrami·e a quelque peu changé de paradigme. Une carrière internationale à un rythme effréné ne le fait plus rêver, elle ne lui paraît pas désirable. En lui, un renversement des souhaitables s’est lentement affirmé ; il ne vit pas du tout sa démarche comme un renoncement. Il s’engage dans la construction d’un nouvel idéal et fait siens de nouveaux imaginaires faits de proximité, d’échange, de partage et de soin des autres vivants. Un idéal qui appelle à sentir une atmosphère, à s’en imprégner et s’en inspirer pour offrir et partager un moment qui transcende l’aspect purement performatif du concert. Au fil des rencontres et des échanges fleurissent de nouvelles formes du temps musical. On vit, on désire autrement ces instants éphémères. Une richesse nouvelle et harmonieuse vibre et résonne en nous.

Un nouveau paysage voit le jour.

Notrami·e s’étale confortablement sur son lit, elle est épuisée. Épuisée de toute ces belles sensations solaires qui fourmillent en elle, récoltées à travers les gestes créatifs qu’elle accompagne et la vie qu’elle observe tout autour d’elle.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :