Méfions-nous, l’extrême droite nous fait les yeux doux

L’extrême droite a gagné ces dernières décennies une influence lourde. Son poids électoral inspire aux gouvernements des lois comme la « loi séparatisme » ou la « loi sécurité globale ». En 2016, la gauche au pouvoir a trahi sa promesse d’accorder le droit de vote aux étrangers et a esquissé une loi « déchéance de nationalité », qui semblait tout droit sortie des poubelles des Le Pen. Des enquêtes d’Arte Radio et de Médiapart ont mis en lumière la place toujours plus grande que les idées fascistes et suprémacistes occupent dans la police et dans l’armée. Tout cela donne de la confiance aux groupes fascistes violents : fin mars, à Lyon, la librairie anarchiste La plume noire a été caillassée, en plein jour, par une cinquantaine de militants de Génération Identitaire. Ces derniers sont partis en toute impunité, en faisant des saluts nazis. Tout récemment, vingt généraux de l’Armée Française à la retraite ont signé dans Valeurs Actuelles une tribune glaçante où ils ne font rien de moins que menacer d’un putsch par leurs « camarades d’active » (comprendre, les militaires encore en service).

Dans les milieux musicaux, l’extrême droite semble pour l’instant moins bruyante. Pourtant, à l’automne dernier, sur la page Facebook des Elèves du CNSMDP, le récit par un étudiant de son agression avait donné lieu à des digressions racistes, une étudiante allant même jusqu’à publier des images sanglantes de Samuel Paty, tout comme Le Pen l’avait fait en publiant sur Twitter des images des crimes de Daesh. Un camarade de La Crécelle a récemment pris en photo un étudiant qui lisait ostensiblement dans les couloirs du conservatoire l’hebdomadaire Rivarol, dont le racisme assumé et le négationnisme embarrassent même le Front National. Le pianiste et compositeur Stéphane Blet, qui a eu dans le passé son heure de gloire, anime sur le site Égalité et Réconciliation (le parti d’Alain Soral) un podcast sur la musique classique où les œuvres du grand répertoire côtoient des tergiversations antisémites et ses inimitiés professionnelles. On peut l’entendre sur Youtube chantonner des propos homophobes, s’attaquer au droit à l’avortement ou rêver avec ses camarades d’un « 1789 à l’envers ».

Renaud Camus, théoricien du « Grand Remplacement », inspirateur de l’extrême droite internationale, par ailleurs mélomane érudit, a fait paraître en 2016 un essai : « Le mot musique ». Il déclare dans cet ouvrage son amour exclusif à la musique classique « d’Hildegard von Bigen à Thomas Ades » et décèle dans le fait que « François Fillon ne se [tienne] plus de joie à l’idée d’assister à un ‘concert’ de Sting » un crépuscule civilisationnel.

Avec une langue raffinée et un raisonnement alambiqué, Il tente d’appliquer à la sémantique du mot « musique » sa théorie raciste et xénophobe, selon laquelle serait à l’œuvre un processus délibéré de substitution des peuples européens par les peuples extra-européens.

La drague lourde de Blet, ou les flatteries érudites, bien plus dangereuses, de Renaud Camus, peuvent griser certains musiciens. Le compositeur Jules Matton partageait en octobre sur son mur Facebook la couverture de l’essai de Camus avec comme commentaire « Insupportablement intelligent ».

On voudrait croire que la musique, la nature de liens qu’elle tisse, la curiosité et l’ouverture d’esprit qu’elle appelle, nous protègent de telles idées. On se tromperait lourdement : ces idées ont des racines sociales. La rage du déclassement, la nostalgie d’une grandeur fanée et l’exaspération contre les « élites déculturées » forment, sur le lopin musical malmené par la crise, un terreau fertile. Le sens et les valeurs de la musique n’appartiennent qu’à celles et ceux qui la jouent et l’écoutent, et sans doute y a-t-il à ce sujet une grande dispute qui couve.

À contre-pied de ces exemples, on a pu voir dans les derniers mouvements sociaux des musiciennes, des danseurs, des ingé-son s’engager dans la lutte (ou y mettre un orteil) avec leur outil de travail. En 2018, le pianiste Jérôme Medeville amenait son piano à queue sur l’autoroute A9 bloquée par les gilets jaunes. Quelques mois après, le corps de ballet de l’Opéra de Paris dansait le Lac des cygnes sur le parvis de Garnier. Au même moment, durant sa grève, le chœur de Radio France interrompait la langue de bois de sa directrice avec le Chœur des esclaves de Nabucco de Verdi. Un orchestre symphonique au grand complet, composé d’étudiants et de musiciens de l’Orchestre de Paris et dirigé par deux camarades de La Crécelle, a joué Beethoven et Moussorsky sur le parvis du théâtre de l’Odéon, en soutien à son occupation.

Ces moments sont un symbole inestimable. En mettant ainsi notre musique, sa force et sa beauté, au service de la lutte pour une société égalitaire, on empêche les nouveaux fascistes de se l’accaparer et de l’empuantir de leurs idées.

Dans les périodes de relative stabilité sociale, la droite et la gauche partagent le lit, et l’art est comme une couverture qu’ils se chamaillent. Dans les périodes de crise, les enjeux se durcissent et la musique fait l’objet d’un âpre tire-à-la-corde politique. Notre camp a besoin de tous ses bras. L’issue est de savoir quel parti, au sein de la lutte de classe, notre musique prendra.

Lors des agoras Paris-Villette, on pouvait lire sur une banderole « Musiciens devenez Communards ». On aurait pu y ajouter un verso : « Pour ne pas devenir Versaillais ».

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