
Dans l’imaginaire collectif, les chefs d’orchestre représentent l’élite. Prestige et pouvoir, célébrité et rémunération plus que conséquentes, les avantages de ce métier sont nombreux. Sur l’affiche, le chef d’orchestre vient juste après le compositeur, et il est le seul, avec les chanteur·ses d’opéra et quelques rares interprètes instrumentistes, à marquer le grand public dans la logique du star-système.
C’est aussi et surtout un métier largement masculin. L’autorité, la puissance physique, la prestance, le génie inspiré… Voilà des qualités qui ont été attribuées aux hommes pendant des siècles. En juillet 1969, la Une de France-Soir est révélatrice de l’aspect exceptionnel que revêt alors la direction d’un orchestre par une femme : le gros titre annonçait UN HOMME A MARCHÉ SUR LA LUNE et juste en dessous UNE FEMME DIRIGE UN ORCHESTRE. Il s’agissait de Claire Gibault, qui venait d’obtenir le Premier Prix du Conservatoire de Paris. De bon augure pour les futures cheffes françaises ? Un demi-siècle plus tard, une seule femme est à la tête d’une formation permanente en France. Il s’agit de Debora Waldman, cheffe israélo-brésilienne, directrice musicale de l’Orchestre Régional Avignon-Provence. La dernière en date était la cheffe finlandaise Susanna Mälkki, qui a dirigé de 2006 à 2013 l’Ensemble Intercontemporain.
Les autres cheffes qui travaillent en France sont cheffes-assistantes, cheffes de chœur, ou bien cheffes d’ensembles spécialisés indépendants. D’après les chiffres de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) datant de 2016, elles sont 21 pour 586 hommes. Dans le monde, elles sont 48 en poste sur 778 orchestres permanents.
La formation
Avec si peu de cheffes professionnelles actives en France, sans même parler de renommée internationale, on est tenté d’aller voir du côté de la formation. Notre cher Conservatoire a ouvert une classe de direction d’orchestre en 1914, et le bilan en 2014 a été le suivant : 10 femmes pour 153 hommes ont obtenu un Prix de direction en l’espace d’un siècle. Et la première femme fut Hedy Salquin, Suisse, en 1952.
Au CNSMDL, pas de direction d’orchestre mais une classe de direction de chœur qui comptait 40% d’étudiantes sur la période 1985-2010. Dans la musique vocale, bien que minoritaires, les femmes sont mieux représentées, et ce grâce à une solide tradition vocale féminine. Seuls les pôles sup de Strasbourg, Toulouse, Dijon et Paris-Boulogne proposent également un DNSPM de direction d’orchestre.
Mais les femmes n’ont pas le même accès à l’enseignement de la direction partout : à titre d’exemple, à St Petersbourg certains professeurs n’acceptent pas d’étudiantes dans leur classe.
Zoom sur le sup : les apparences changent, pas le fond
Aujourd’hui au CNSMDP, 2 étudiant·es en direction sur 8 sont des femmes, et 1 sur 9 en option de direction. Les deux professeurs de la classe de direction sont des hommes, et c’est une femme qui enseigne l’option. Il serait dommage de ne pas relever la répartition genrée des responsabilités.
Le parcours de ces étudiantes en direction avant et pendant leur scolarité au Conservatoire montre qu’il est possible d’évoluer dans ce milieu sans subir de discriminations et sans avoir en permanence la sensation de devoir se battre pour obtenir une place qui ne leur est à priori pas destinée. Ont-elles seulement eu la chance de tomber dans les bonnes classes, avec les bons professeurs et camarades ? La question peut se poser.
Lors de la fameuse visite impromptue de Roselyne Bachelot, le 8 mars 2021, celle-ci est passée saluer la séance de direction en cours au plateau 2. Informé de sa venue, Alain Altinoglu, professeur de la classe, a suggéré qu’une des deux filles dirige à l’heure où la ministre de la Culture était attendue. Cette suggestion était faite de bonne foi : mettre en avant les cheffes de la classe, leur donner de la visibilité… Cela risquait pourtant d’écourter le travail effectif de l’étudiante, le temps de répétition étant compté au vu de la rareté de ces séances avec orchestre (surtout en ces temps de crise). Mais qu’importe, ça faisait bien, une cheffe devant Madame la Ministre, dans un conservatoire dirigé par Madame la Directrice, le 8 mars en plus.
Et pour parachever ce coup de comm’, on met en avant que cette année, a été admise au concours d’entrée de direction une troisième étudiante. « Presque la parité ! » se réjouit R. Bachelot. En cette Journée Internationale de Lutte pour le Droit des Femmes, les apparences sont sauves. D’ailleurs, le CNSMDP n’hésite pas à partager sur sa page Facebook un article de France 3-Régions plus qu’approximatif sur « Cette jeune femme qui, à seulement 21 ans vient de décrocher la place de cheffe d’orchestre du Conservatoire [sic] », (le titre de l’article a depuis été modifié), et qui se serait probablement passée de cette notoriété publique ramenant sa réussite au rang de l’exploit du fait de son genre. D’autant que le conservatoire est très loin d’être l’élève modèle sur la question. Bien sûr, notre ancien directeur remporte de très loin la palme, pour avoir tenu lors d’un entretien à France Musique en 2013 les propos suivants : « Moi, je suis un tout petit peu dérangé par tous les discours sur la parité et les discriminations positives. […] Le métier de chef d’orchestre est compliqué, les femmes ne sont pas forcément intéressées. […] Le métier de chef est parfois très éprouvant, certaines fois les femmes sont découragées par l’aspect très physique. […] Je ne peux pas mettre une baïonnette derrière chaque étudiante du conservatoire qui aurait des capacités de direction pour la forcer à faire ce métier-là. […] Il y a aussi le problème de la maternité qui se pose. Une femme qui va avoir des enfants va avoir du mal à faire une carrière de chef d’orchestre, qui va s’interrompre du jour au lendemain pendant quelques mois, et puis après, j’allais dire vulgairement, assurer le service après-vente de la maternité. Élever un enfant à distance, ce n’est pas simple [et] le rapport d’un enfant à sa mère n’est pas le même que celui à son père ». Ces propos aberrants et ouvertement sexistes ayant été longuement commentés, nous copierons donc simplement, en guise de réponse à Bruno Mantovani et ses partisans, le discours de Mélanie Levy-Thiébaut et Claire Gibault sur la question .
M L-T : « J’ai trois enfants, j’ai dirigé jusqu’à mes 6 mois de grossesse et je m’y suis remise 2 mois après l’accouchement. L’avantage d’être chef c’est de pouvoir passer des journées entières avec eux. Certains métiers ont un emploi du temps beaucoup plus lourd que le nôtre »
C.G : « Bien sûr, c’est très difficile et très fatigant… Au moment où vous êtes en pleine représentation, que vous avez besoin de toutes vos forces, vous avez un mec qui vous fait passer une nuit blanche parce qu’il est jaloux de ceci ou de cela. Après, il ne veut pas que vous fassiez tel voyage parce qu’il a peur que vous rencontriez untel. Ou alors, les enfants ont été malades toute la nuit et toi, tu dois être en pleine forme pour faire ta répétition le lendemain. Ton concert se termine, tu rentres à deux heures du matin, et il faut que tu amènes le petit à l’école le lendemain matin. C’était épuisant parce qu’il n’y avait pas d’homme pour prendre le relais… Quand j’y pense maintenant, je me dis que je ne suis pas allée au bout des rêves que j’avais, en termes de carrière, mais que cela ne fait rien parce que je trouve que mon chemin est passionnant. Et il n’est pas fini surtout… »
Finalement, le problème serait plutôt les hommes, et pas les enfants… Quelle surprise !
Ayant en main la programmation du CNSMDP pour l’année 2019-2020, nous avons pu nous rendre compte de la faible proportion de cheffes invitées. Nous avons scrupuleusement relevé en deux colonnes le genre des 36 invité·es, et n’avons mis que 4 tristes bâtons dans la colonne féminine. Avec Marzena Diakun, Simone Menezes, Martina Batic et Rut Schereiner, on atteint péniblement les 11% de cheffes invitées au Conservatoire en 2019-2020, première année où une femme est à la tête de cette insitution vénérable. Allez, presque la parité ! nous dirait notre optimiste ministre.
Même constat de l’autre côté de la place de la Villette. La Philharmonie a abrité le concours de La Maestra en septembre 2020, commandé la websérie Chef·fes (financée par Youtube) et organisé le tremplin pour jeunes cheffes en collaboration avec l’orchestre Les Siècles. Pourtant, sur les 192 chef·fes invité·es en 2019-2020, seulement 40 sont des femmes. Il faut aussi mentionner quels répertoires sont dirigés par les femmes : œuvres chorales, pour enfants, musique ancienne, contemporaine… Pas ou peu de répertoire post-romantique, précisément celui plébiscité par le grand public (Wagner, Brückner…). 21% de femmes ont dirigé à la Philharmonie cette année. Là encore on est très loin d’un équilibre paritaire, mais quand on regarde les chiffres énoncés au début de l’article, on se dit que la Philharmonie fait de son mieux. Allez, encore un petit effort !
Progrès et résistances sexistes
On est amené à s’interroger : où est-ce que ça coince ? Les musicien·nes d’orchestre ont tout de même de moins en moins de réticences à être dirigé·e·s par des femmes Lorsqu’on est étudiante en direction au CNSMDP aujourd’hui, on ne se sent pas constamment ramenée à son genre, ni discriminée. C’est une avancée réjouissante.
Mais les propos sexistes peuvent être déguisés en compliments. Dans le documentaire qui lui est consacré sur Arte, Placido Domingo déclare, à l’égard de Simone Young : « C’est une belle femme, mais quand on la rencontre, on se rend compte tout de suite qu’elle a l’autorité d’un grand chef d’orchestre, ce qu’elle est. » Cette opposition grossière entre la féminité d’une cheffe, son physique, son potentiel de séduction et ses qualités techniques et musicales est malheureusement monnaie courante. La websérie Chef·fes mentionnée plus haut suit Lucie Leguay dans son quotidien, et son professeur, Jean-Sébastien Béreau, raconte sa première vision de la jeune cheffe : « Quand elle est arrivée, elle était jeune fille de bonne famille, elle était pianiste, elle était toute jeune. Je l’ai vue arriver avec ses hauts talons et sa mini jupe, je dis ça parce que ça m’a frappé ».
La sexualisation permanente des femmes dans la société actuelle oblige les cheffes à se poser la question de leur costume de scène. Le témoignage de Claire Gibault, véritable pionnière dans ce milieu entièrement masculin lorsqu’elle débute, est éclairant : « Je ne voulais pas être déguisée en homme, ni avoir un costume masculin tel que le traditionnel smoking ou la traditionnelle queue- de-pie des hommes chefs. […] J’ai commencé par diriger avec des tuniques longues sur des pantalons. Cela m’est arrivé de diriger en robe longue aussi, mais plutôt lors de concerts de festival ou de Premier de l’An, où tout le monde est un peu plus décontracté, où c’est plus festif. Mais, quand je dirige une symphonie Mahler, je ne me vois pas arriver avec une robe rouge, décolletée et sans manches. » Pour elle, une certaine androgynie est souhaitable pour ne pas déconcentrer le public ou les musiciens, et elle inclut les bras nus dans les tenues dites distrayantes.
D’autres cheffes font un choix différent, comme Barbara Hannigan : « Moi, quand je chante je mets des tenues sexy et glamour, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas en dirigeant. » Mais quel que soit ce choix, les cheffes reçoivent invariablement des commentaires sur leur physique ou leur tenue. Elles sont constamment jugées, soit trop sexy, soit pas assez. La question de l’âge est souvent laissée de côté, mais qui n’est jamais tombé sur un article célébrant un chef de 95 ans qui dirigeait encore ? Claire Gibault, 70 ans à peine, a déjà subi de nombreux sous-entendus sur la qualité visuelle dégradée pour le public d’une vieille femme qui dirige…
Quand il ne s’agit pas de leur apparence, on les questionne sur leur vie de mère et d’épouse, parfois plus que sur leur engagement musical.
Et quand on leur reconnaît du talent dans la direction, voici une formule qui revient plus souvent qu’elle ne le devrait : « Bravo, vous dirigez comme un homme ! »
Même si un·e chef·fe ferait malgré tout difficilement l’unanimité au sein d’un orchestre, le pouvoir n’aurait plus besoin d’être pris par la force puisqu’il serait donné de plein gré pour servir les intérêts du groupe et se positionner à leur écoute. Cette notion même de pouvoir pourrait de fait être déconstruite.
Pour des rapports encore plus horizontaux, certains orchestres font le choix de jouer sans chef·fes, comme par exemple Les Dissonances. L’expérience montre qu’il y a quand même une personne ou un petit groupe de personnes qui guident, mais avec une très grande indépendance et autonomie de chaque pupitre.
Faire évoluer les mentalités des musicien·nes ne serait pas non plus un luxe. Le fait de « tester » et juger en permanence le·a chef·fe, de l’attendre au tournant dès qu’il/elle commet une erreur qui signera son arrêt de mort ne fait qu’entretenir cette verticalité. Attendre d’un·e chef·fe qu’il/elle soit infaillible, qu’il/elle ne commette jamais d’erreur conduit à le/la placer à un rang quasi divin.
De même que les salaires astronomiques reçus par les chef·fes, qui sont à des années-lumières de ceux des musicien·nes. À titre d’exemple, Gustavo Dudamel, récemment nommé à la direction artistique de l’Opéra de Paris, est payé 1,5 million de dollars par an à Los Angeles (le salaire des chef·fes en France est une information difficile à obtenir, mais pour de grandes stars internationales, il commence à 15 000 euros par mois, auquel s’ajoutent autour de 8 000 euros de cachet par concert). Le salaire d’un·e musicien·ne d’orchestre de catégorie A (soliste) à l’Opéra de Paris est compris entre 3 et 4 000 euros par mois. Comment, partant d’un tel déséquilibre, pourrait-on espérer des rapports horizontaux entre musicien·es et chef·fes ?
Cheffes, vous n’êtes pas seules, accrochez-vous à vos baguettes !
Les progrès en matière de parité sont insupportablement lents, les chiffres catastrophiques, et les changements de fond toujours attendus. Mais la lutte est en cours, et il faut se battre encore et toujours pour faire exister publiquement et de façon permanente les femmes à tous les niveaux de responsabilités, en direction d’orchestre et partout ailleurs. Il est important de souligner que les avancées déjà accomplies ne se sont faites ni toutes seules, ni par le bon vouloir des institutions culturelles, mais bien grâce aux combats menés par quelques acharné·es, par les pionnières qui se sont battues pour construire leur vie de cheffe, et dans le contexte d’un puissant mouvement féministe international. Si les jeunes cheffes d’aujourd’hui entrevoient un avenir meilleur, il est de notre devoir à tous et toutes de poursuivre les efforts et de dénoncer chaque fois qu’il nous l’est possible les comportements sexistes, les remarques déplacées et autres joyeusetés. Ne nous reposons pas sur les institutions pour qui les apparences priment sur les changements de fond. L’objectif à long terme est évidemment de ne plus être constamment ramenées à notre genre. Nous rêvons toutes d’être cheffes et non plus femmes chef d’orchestre, musiciennes et non plus femmes musicien, et nous souhaitons une parité naturelle sans plus avoir besoin de quotas. Mais en attendant ces beaux jours, montons sur l’estrade, prenons la lumière qu’on nous refuse, parlons haut et emparons-nous de la musique qui ne saurait s’arrêter à notre genre !