La danse, l’institution et le sexisme

Avec près d’un an de retard, les institutions du cinéma sont enfin atteintes par le mouvement #MeToo. L’interview pour Mediapart de l’actrice Adèle Haenel, relayée et partagée sur les réseaux sociaux, a permis, en France, une visibilité du mouvement sans précédent. Des paroles se libèrent, des témoignages se font entendre, des voix de femmes s’élèvent. La cérémonie des Césars en février, avec la consécration d’un violeur pédophile récidiviste, sera l’apogée de la frénésie médiatique autour du sujet. Malheureusement, le débat est brutalement stoppé par la crise sanitaire du Covid-19. Mais s’il n’est plus médiatisé, cela ne signifie pas que le combat s’arrête. Il est temps, plus que jamais, de nous pencher sur la question des discriminations de genre et leur impact sur l’art.

Je vais ici vous parler de mon expérience de danseuse contemporaine au sein d’une institution : le CNSMDP. Il me semble que les violences sexistes sont, dans le monde de la danse, insidieuses et souterraines. Il m’a fallu beaucoup de temps avant de réaliser que certaines situations n’étaient pas normales. Il n’est pas normal d’être systématiquement sous-notée par rapport aux hommes. Il n’est pas normal d’être systématiquement moins distribuée sur scène que n’importe quel homme. A titre d’exemple, en décembre 2019, lors de l’event géant Cunningham x100 performé à la Grande Halle de la Villette, 120 danseurs (dont une majorité de danseuses !) participaient au spectacle. Quelques personnes apparaissaient seules sur scène, parmi elles, une seule femme contre cinq hommes. Sans justification dramaturgique. Cette disproportion est édifiante. Le problème qui se pose lorsqu’on parle de parité, de répartition du temps de scène, ou de visibilité, est évidemment la subjectivité. Lorsqu’on parle de danse, comment réduire les inégalités de genre sans faillir à l’expression artistique et sa liberté ? Ainsi, tout est justifiable, sous prétexte de goût, d’un tel ou d’une telle chorégraphe. Si je choisis un homme plutôt qu’une femme, c’est par pure subjectivité. J’ai choisi un individu, une expression artistique, et non une expression de genre. La réponse que j’apporterais à ce genre de discours est qu’il peut être vrai jusqu’au moment où il devient systématique. Si les danseurs sont constamment valorisés par rapport aux danseuses, il n’est plus question de subjectivité.

Malheureusement, il faut admettre que dans notre institution et ailleurs, c’est effectivement le cas. Et si l’on persiste à dire que les hommes sont plus compétents que les femmes, il suffit de remonter plus loin dans la formation de lae danseur·se pour se rendre compte du problème. En effet, les hommes sont souvent plus poussés à progresser que les femmes. Alors que celles-ci doivent être systématiquement au maximum de leurs capacités, les hommes reçoivent plus d’attention qu’elles en cours.

Et qui pourrait en blâmer les professeur·e·s ? Ce sont en général des hommes, entourés d’hommes, dans un monde d’hommes fait par et pour des hommes au rythme de ceux-ci. Ainsi, la force physique du danseur est valorisée, sublimée, encensée même. Car un danseur, c’est rare. Il faut le chérir, l’encourager, l’exhiber. Alors que les danseuses, deux à trois fois plus nombreuses, sont tellement plus communes, facilement remplaçables, interchangeables.

Cette violence de l’échec constant par rapport aux hommes est à mes yeux l’une des pires dans le monde chorégraphique. Conditionnée par mon genre assigné à la naissance, m’identifiant en accord avec celui-ci, j’ai l’impression que je suis destinée à fournir deux fois plus d’efforts, pour deux fois moins de reconnaissance. Hormis le peu de visibilité des danseuses dans le monde professionnel, celles-ci ne partent pas gagnantes au départ. Comment progresser autant qu’un homme, quand, à l’extérieur, les injonctions sur le physique féminin sont multiples ? Comment faire quand, dans notre vie quotidienne, on est bombardé.es d’images de super-modèles, de jeunes filles hypersexualisées, de mannequins photoshopées, puis qu’on se retrouve obligée à travailler devant une glace, notre image comparée à celle des autres danseuses ? Comment faire, lorsqu’en plus de tout ça, notre métier n’est qu’image et esthétique ? Le monde de la danse n’est qu’un microcosme reflétant le système actuel. Plus que jamais est valorisé le corps mince, lisse, aseptisé, sans poils, fin, longiligne, voire juvénile chez la plupart des danseuses classique. L’image de la femme est celle d’une très jeune fille, souvent fragile, paradoxalement à son entraînement d’athlète de haut niveau. Les muscles doivent être présents, mais invisibles, la danseuse doit être forte, endurante, athlétique, puissante, mais plus que tout, elle doit rester jolie. On se rend rapidement compte que les stéréotypes sexistes et patriarcaux sont bien ancrés dans les esprits. Au Conservatoire, cela se traduit par des comparaisons infondées de la part des professeur·es entre les filles et les garçons, sur des critères de force physique, où les garçons sont évidemment valorisés. Cela se traduit également par la valorisation du parcours des danseurs pour en arriver là où ils sont aujourd’hui, un parcours évidemment semé d’embûches du fait de leur condition masculine, pratiquant cet art si féminin qu’est la danse. Cela n’est pas à renier, toutefois c’est minimiser complètement le parcours des danseuses, comme si la danse leur était naturelle, comme si celles-ci n’avaient pas de toute façon eu à faire face à toutes les difficultés d’être une femme dans la vie, et dans la danse.

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