De l’autonomie musicale à l’autonomie politique des musiciens ?

Mai 2020

Il est difficile d’écrire en temps de confinement autre chose que le confinement lui-même. Pourtant, si l’écriture doit servir à quelque chose, c’est bien à fixer « le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (1). Alors, face aux flashs médiatiques sur le nombre de morts, l’unité nationale et les injonctions à la reprise économique, il est nécessaire de renouer avec le temps de lutte sociale durant lequel s’est déclenchée la pandémie du coronavirus.

Depuis un an fleurissent des textes venant de musiciens issus des « institutions publiques » : Variations concertantes sur une candidature moindre pour un Créatoire Nébuleux Subversif de la Multitude Déterminément Politique (CNSMDP), la tribune du collectif Voltes contre les suppressions d’émissions de création à France Musique, Le Manifeste des non travailleur·se·s de l’art, et, bien sûr, les écrits de La Crécelle. De plus, les interventions des travailleurs des institutions musicales (Opéra de Paris, Radio France, CNSMDP, conservatoires) dans la lutte contre la réforme des retraites ont émergé parfois de manière spectaculaire, parfois plus timidement, mais contribuant à cette effervescence sociale du monde de l’art et de la culture : bibliothèques en grève (BNF, BPI), Art en grève, installateurs des musées, Musée du Louvre, etc…

Les réflexions qui émergent de ces luttes sont nombreuses et circulent dans des médias militants ou au sein des groupes d’échanges et d’organisation. On y parle de la défense de l’intermittence pour les uns, de la précarité des autres, du statut de l’artiste dans le monde social, de la participation aux luttes, des liens entre esthétique et politique. Les débats y sont nombreux et riches : se confrontent histoires des pensées et des disciplines, diversité des régimes sociaux, définition du travail dans un monde capitaliste, esthétisation de la politique et politisation de l’esthétique. Les solidarités tissées par la lutte sont souvent hétérogènes sur le plan des idées et permettent le cheminement commun grâce à une dialectique argumentative soutenue.

Le but de ce texte est de prendre un peu de recul sur cette dynamique issue du milieu musical institutionnel. Prendre du recul permet de se frotter aux évènements en cours, par un certain déphasage qui, par la relation au présent qu’il crée, permet de préparer l’après. Ainsi, la réflexion autour du concept d’autonomie en ce qu’il fonde notre milieu musical et qu’il est une perspective politique permet d’éclairer la nécessaire transformation sociale amorcée par les exemples cités.

Le milieu de la musique savante occidentale s’est construit sur l’idée d’autonomie musicale. L’autonomie doit s’entendre comme le fait que la musique ne s’inscrit plus dans un contexte extra-musical. La production, la réception, la composition, l’exécution ne fonctionnent que comme références au purement musical.

L’autonomie comme telle se fonde sur les idées d’œuvre musicale et de musique absolue. L’œuvre musicale comme concept tel que théorisé par Lydia Goehr (2) propose une expérience totalisante et auto-contenue. Elle est autonome et coupée des soucis quotidiens. Elle demande une écoute revendiquée comme pure mais surtout savante et élitaire. Elle comprend également la fixité de la partition et une structure sonore constante. La question de la complexité du langage crée l’échelle de sa valeur et son inscription dans un canon institutionnel. En tant qu’ensemble clos, elle participe au développement généralisé de la propriété. Issue de la sphère classique, elle contamine les musiques populaires par le droit d’auteur, la sacralité patrimoniale et les hiérarchies esthétiques. L’œuvre musicale telle qu’elle s’autonomise au tournant des années 1800 fonde un certain nombre de normes sociales et de principes institutionnels encore présents aujourd’hui.

On me reprochera un questionnement peut-être daté, déjà actualisé par la musique contemporaine, ou mis en défaut par les musiques populaires. Plusieurs points peuvent être opposés à ces remarques. Il est important de comprendre que plus des concepts impliquent en profondeur des pratiques au fur et à mesure de l’histoire, moins leur prégnance et leur contenu idéologique transparaissent(3). Ainsi, on peut dire aujourd’hui que des hiérarchies de subjectivités se maintiennent par l’œuvre musicale : compositeur, chef d’orchestre, soliste, musicien d’orchestre, professeur, assistant, accompagnateur, élève. De plus, la critique de l’œuvre musicale telle que réalisée dans la création post-1945, par exemple dans 4’33, manque son coup par son maintien dans l’institution résultante de ce concept(4). Les musiques populaires peuvent également s’intégrer petit à petit dans la structure sociale de l’œuvre musicale. Le jazz est un bon exemple : sa pratique au CNSMD s’appuie sur un répertoire de standards qui sont soumis aux règles de droits d’auteurs. La valeur de l’interprétation repose sur la complexité du langage et des critères de virtuosité.

Ainsi, tout travail critique sur notre champ institutionnel implique à minima de comprendre ces concepts d’autonomie et d’œuvre comme des constructions historiques et sociales.

Revenir à ces concepts comme structures sociales permet de comprendre leur dimension normative et la capture des subjectivités qu’elle implique. Un renouveau des pratiques n’est pas possible sans compréhension de leur généalogie. Le développement de certaines pratiques de médiation est un bon exemple de cette incapacité à renouveler les pratiques sans pensée critique. Ainsi, le déplacement de l’œuvre musicale dans un nouvel environnement social ne suffit pas à destituer les rapports de domination qu’elle implique. La sécularisation de l’œuvre comme objet sacré n’offre pas nécessairement la possibilité d’un nouvel usage. Comme autre exemple plus récent de cet attachement à l’autonomie de l’œuvre d’art, nous trouvons la défense de Roman Polanski par des jeunes loups du Conservatoire de Paris. Il s’agissait bien de maintenir absolument séparé l’homme de l’œuvre afin d’éviter toute inscription dans un tissu social et des rapports de domination. J’ai dit au début de l’article que l’écriture sur notre temps permettait d’interroger l’obscurité que nous traversons. Mais s’intéresser à cette obscurité, c’est découvrir toutes les petites étoiles qui passent à travers et qui cherchent à nous rejoindre (5).

Questionner l’autonomie musicale dans sa persistance institutionnelle, ce peut être également réfléchir à l’autonomie comme possibilité d’émancipation. Car si on revient à sa définition, l’autonomie est la faculté à se déterminer par soi-même. Pour une communauté politique, c’est le fait de se donner ses propres lois. Ainsi, la multiplication des textes évoquée au début peut se comprendre comme la nécessité de se nommer. Se donner un ou plusieurs noms, ce n’est pas anodin : c’est commencer à exercer sa puissance de se dire et donc d’agir selon son éthique. Nommer ce qui nous fait, c’est l’exercice progressif de la construction de sa liberté. C’est également faire exister d’autres discours que les discours dominants de l’évidence de la norme. C’est mettre le pied dans la porte du fonctionnement institutionnel et questionner le sens des choses. Chez Castoriadis, l’autonomie est la capacité à se transformer comme société. Son contraire, l’hétéronomie, est le consentement et l’« obéissance à des lois extérieures qui sont issues d’une autorité transcendante »(6). L’autonomie musicale en tant qu’elle se structure comme norme institutionnelle aliène notre autonomie politique par ses valeurs transcendantes qui organisent nos pratiques. A contrario, opérer la critique de l’autonomie musicale, c’est commencer à se constituer comme communauté politique autonome, comme exerçant sa capacité de transformation sociale. Chez Castoriadis, « une des caractéristiques essentielles de l’autonomie individuelle et collective est la capacité de réflexivité, d’un retour sur soi. »(7)

De fait, « elle implique une distanciation par rapport aux institutions et aux lois » (8). Si chez cet auteur, l’autonomie est collective et individuelle, il ne s’agit pas ici d’une responsabilité propre basée sur un sujet clos sur lui-même. En tant que volonté de se transformer, elle est la vérification de sa capacité à agir et de son intelligence par la construction avec son égal dans la lutte sociale. Le chemin de l’autonomie porte donc en lui l’émancipation individuelle et collective. L’implication dans le mouvement social des musiciens et les réflexions esthético-politiques qui en découlent sont la critique en acte de l’autonomie musicale. Comment faire tenir démarche politique et démarche artistique ? De quoi nos pratiques sont-elles sont le produit ? En quoi le mouvement social abolit mon statut d’artiste ? Comment se cherche l’articulation entre singularité sensible et exercice de mon anonymat ?

La situation du confinement n’arrête pas cette quête d’autonomie des musiciens, elle ne la rend que plus nécessaire. La nécessité de faire exister des contre-discours, d’autres modèles d’organisation et des solidarités rend l’autonomie particulièrement prégnante comme devenir politique. Des musiciens comprennent petit à petit que la politique d’émancipation se pratique contre l’État, les institutions officielles et le marché. La construction de l’autonomie permet de faire tenir l’expérimentation au présent de nouveaux possibles, et la constitution de multiples fronts de lutte alimentant une transformation révolutionnaire.

Nous, musiciens, en sommes certes au babille de l’autonomie, mais dans ce contexte de crise, l’ouverture réalisée ces derniers mois ne se refermera pas. A nous d’alimenter en actes et en mots cette quête, à nous de créer les solidarités nécessaires face aux attaques des puissants !

  1. (5) Giorgio Agamben, Qu’est ce que le contemporain ?
  2. (2) (3) (4) Lydia Goehr, Le musée imaginaire des œuvres musicales et Politiques de l’autonomie musicale
  3. (6) (7) (8) Michèle Ansart-Dourlen, «CASTORIADIS. Autonomie et hétéronomie individuelles et collectives. Les fonctions de la vie imaginaire», Les cahiers psychologie politique

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