Contre son tabou, écrire la dystonie de fonction

Mai 2020

La dystonie de fonction est l’une de ces blessures profondes qui convoquent silence, tabou et honte. Pour une musicienne ou un musicien, si quelque chose se doit d’être caché, c’est la profonde impossibilité à s’assumer comme tel·le. Je procéderai à un bref rappel de ce qu’est la dystonie, mais le but n’est pas d’écrire un article sur ce trouble d’un point de vue médical et physiologique. Il s’agit d’écrire la dystonie, de se reconstruire un corps par l’écriture, de s’engouffrer dans la brèche créée par cette blessure.

Car il y a bien un avant et un après à la dystonie de fonction. Le geste d’artisanat remis sans cesse sur l’ouvrage ne fonctionne plus. L’écrivain ne peut plus tenir son stylo, la lèvre ne vibre plus, le détaché de la langue devient impossible, le doigt qui pince la corde reste dans la main. Mais la douleur comme signal d’alarme, qui habituellement nous contraint à nous arrêter, n’est pas là, et l’angoisse nous envahit face à la perte progressive de ses moyens. Le ou la musicien·ne d’orchestre ne tient plus ses sons ; la pression sociale, le regard des autres et le refus du problème peuvent être le début d’un effondrement personnel. Beaucoup de musiciennes et de musiciens ont des dystonies de fonction, notamment ici au conservatoire, des professeurs et des élèves. Les modèles du virtuose, l’imaginaire du génie, le rythme des concours, la compétition interne au conservatoire rendent la musique classique pleine de ces « corps sacrifiés sur l’autel de l’excellence »1.

L’incapacité du milieu professionnel ou de l’environnement pédagogique du conservatoire à répondre à ces difficultés, à prendre en charge cela collectivement ne vous renvoie qu’à votre propre solitude. Au mieux on prendra maladroitement de vos nouvelles, en vous ramenant sans le vouloir à votre incapacité substantielle à jouer. Au pire, des professeurs devant lesquels vous jouiez chaque semaine n’échangent plus avec vous une fois que vous vous mettez en congé maladie. Pourtant, il existe des choses à faire, de nouveaux chemins à parcourir pour faire de cette aliénation la possibilité de nouveaux devenirs. Car il s’agit bien d’un processus d’aliénation qui mène à la rupture, à ce burn out corporel, pour reprendre un terme que l’on commence à reconnaître comme pathologie du travail.

L’aliénation vient du terme latin alienus : qui appartient à un autre. Chez Hegel, c’est l’action de devenir autre que soi, de se saisir dans ce qui est autre que l’esprit. Enfin pour Marx, c’est l’état de celui qui se trouve devant les produits de son activité comme devant une puissance étrangère qui le domine. Quel est cet extérieur qui pénètre en nous jusqu’à créer ce dysfonctionnement ? Chaque personne met en place sa quête propre, et si j’ai parlé tout à l’heure de certaines représentations, il y a une fonctionnalité sociale qui a pour but de fixer, de statuer, de régler : le principe d’institution. Alors dans le temple, face à ses gardiens, ignorant la crypte que Boltanski2 a construite pour ses morts et ses disparus, le processus d’aliénation atteint son paroxysme.

En réduisant son artisanat à ce qui crée un statut, le musicien ou la musicienne perd son mouvement propre, celui qui lui permet de dire, de faire son geste instrumental. Et ainsi, en reformulant Marx : « L’aliénation [du musicien]3 devant son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, comme une puissance hostile et étrangère ». Le corps est amené tôt ou tard à la rupture par des douleurs récurrentes, des tendinites ou une dystonie de fonction.

Ce texte n’a pas pour but d’écrire sur la dystonie, sur les réponses à y apporter, ni sur les débats entre les thérapies. Il aurait pu expliquer que la capacité d’écrire ce texte après plusieurs années repose évidemment sur un cadre affectif solide et un soutien financier familial fort, car ce sont des nécessités fondamentales pour se sortir de la situation. Le but n’est pas d’occulter ces problèmes (à quand une bourse de soutien pour les étudiants touchés ?) mais de livrer la dystonie à tous en ouvrant grand la brèche qu’elle crée. Essayer d’écrire ce corps blessé, c’est commencer à poser la question d’une autre forme de vie du musicien. Je ne cherche pas à trouver une signification à la dystonie, ou à dire de quoi la dystonie est le nom, mais à voir ce qui est exposé par le corps dans cet évènement. Écrire le corps, c’est écrire depuis cette effraction dans l’existence qu’est la dystonie. À cette intersection, je réalise que « le corps est l’angoisse mise à nu ». Par l’écriture, je peux démêler petit à petit et patiemment les fils du sens.4

La dystonie est étymologiquement l’adjonction de deux idées : le préfixe « dys » qui marque une idée de difficulté, de mauvais état ; le mot grec tónos qui renvoie à deux acceptions : la corde tendue et l’action de tendre des cordes. Cela devient par extension l’intensité, le ton, l’accentuation et le rythme. La difficulté de tendre les cordes comme enrayage du geste, c’est aussi l’impossibilité d’une accentuation, d’un dire. Impossibilité du geste et pourtant, j’ai parlé tout à l’heure de la dystonie comme effraction du corps. S’il y a effraction, il y a donc mouvement. Impossibilité de la vibration ou obligation du cri ? Exposition du corps ou incapacité à proférer ?

Peut-être que chaque expérience d’aliénation porte en elle son renversement comme transformation de soi et du monde social.

Petit à petit l’évènement de la dystonie mène à l’abandon de son égo comme substance et ouvre la découverte de son rythme, de son mode d’être singulier. L’entaille de la dystonie s’ouvre sur l’étendue du corps et ses modulations rythmiques. La blessure reste. Mais elle donne la possibilité d’un corps à corps comme départ, comme danse de sa corporéité, parfois retranchement, parfois espacement, sûrement inscription dans l’intimité du monde des corps. Goûter à l’expérience du corps, c’est tisser dans les modulations corporelles de sa musicalité. Telle est la double faille de la dystonie de fonction : la faille ouverte par l’évènement et la faille du processus d’aliénation à renverser. Dans cette révolution, le musicien disparaît progressivement, la musique peut à nouveau s’entendre. Le musicien disparaît comme statut, comme état. En retrouvant son corps, il devient anonyme participant au monde des corps de ceux qui n’ont pas de nom. Il plonge sa corporéité dans la masse des singularités avec une nouvelle place dans le monde sensible. Mais sans signature, sans auteurs, sans cogito. Tout un chacun est porteur de ce devenir anonyme comme exercice de sa fragilité. Car se confronter à la dystonie, c’est comprendre que l’on est défini par ce que l’on ne peut pas faire, par notre impuissance. Cette négativité que l’on rejette parce qu’elle bride notre pouvoir, est en fait ce qui fonde notre singularité. On ne se définit non pas par notre capacité à faire, mais par ce qu’on ne sait pas faire, par nos zones de doutes, par nos quêtes qui y répondent, par nos errances et nos fragilités5. C’est à cela que nous invite la dystonie : à voir l’envers du décor, ce qui cherche sans cesse à être capturé par les logiques de pouvoir mais ne peut jamais l’être totalement. Et par cette négativité, ce renversement des perspectives, cette révolution, il devient possible de s’en sortir vivant.

« Comme une gueule béante, la brèche était là, trou irréparable dans la ligne du progrès. »

1Étude des discours de la musique classique, direction : Sophie Wahnich

2Le CNSMDP possède dans ses sous-sols une installation de Christian Boltanski : photos d’anciens élèves au mur, portraits de refusés aux concours sur des boîtes…

3Marx parle en réalité à ce moment des ouvriers, c’est un extrait des Manuscrits de 1944.

4Réflexions à partir de Corpus de Jean-Luc Nancy

5Réflexions inspirées de Création et Anarchie de Giorgio Agamben

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