À l’heure de l’écriture de cet article, nous voilà confiné·e·s depuis trois semaines. Il n’aura pas fallu bien longtemps à l’administration du conservatoire pour réagir et empêcher ses élèves de se disperser. Nous aimerions revenir sur les premières réactions et « mesures » prises, symptomatiques d’une société où tout se doit d’être sans cesse et rapidement « sous contrôle », trop souvent au détriment du partage et de la réflexion commune. On décèle, dès le premier e-mail nous annonçant la fermeture des locaux, l’élément de langage que l’on retrouvera dans tous ceux qui suivront : il est primordial d’assurer la continuité pédagogique. Dès lors pleuvent les injonctions à la productivité : prendre son cours d’instrument en visioconférence (ce qui, dans le cas d’élèves en supérieur, pose tout de même sérieusement question d’un point de vue pédagogique, sans nier pour autant l’intérêt psychologique et humain que cela peut avoir), envoyer des devoirs supplémentaires, capitaliser sur ce temps libéré pour redoubler d’efforts pour préparer un examen dont on ne sait s’il sera maintenu, reprendre un travail technique en profondeur, avancer sur son mémoire, produire, produire, produire… Pourquoi cette obsession ? La continuité pédagogique comme échappatoire ? Pour lutter contre la peur du vide et les questionnements sur notre utilité ? Imposer une « solution » d’en haut, pour éviter de confier l’adaptation nécessaire de nos cursus à l’intelligence collective et partagée entre étudiant·e·s et professeur·e·s ? Comme moyen de maintenir le contrôle sur une situation qui nous échappe ?
Il aurait été bienvenu de la part du conservatoire de prendre en compte le fait que, pour une grande partie d’entre nous (personnel compris), il y a une grande difficulté, voire une impossibilité à continuer comme avant, à faire comme si de rien n’était.
Notre monde nous offre à nouveau un signe de faiblesse majeur, et laisse présager d’un avenir à court terme bien incertain. Soyons lucides, la « continuité » tant souhaitée est illusoire, si ce n’est impossible, voire indécente.
Cette crise, le confinement, l’affolement médiatique, les difficultés financières, psychologiques, physiques, humaines auxquelles chacun·e de nous peut être confronté·e nous mettent face à des interrogations et des doutes qui nous envahissent, et qu’il est important de ne pas dissiper à coups de visioconférences.
Et si pour une fois, dans ces circonstances exceptionnelles, le conservatoire nous laissait la possibilité de douter ? La possibilité de débrancher, de nous reconnecter au monde qui nous entoure et d’y être sensibles ? De vivre pleinement ce temps ralenti et d’en profiter pour se poser des questions existentielles habituellement balayées d’un revers d’agenda surchargé ? Comment assumer d’être artiste dans un monde qui, manifestement, va mal ? Quel positionnement souhaitons-nous adopter dans la société ? Quelle dépendance acceptons-nous, depuis notre confinement privilégié, vis-à-vis de nos concitoyens qui nous nourrissent, nous soignent ? A quoi souhaitons-nous leur servir, nous ? N’est-ce pas mal nous connaître que de croire que, sans nouvelles du conservatoire, nos pratiques s’arrêteraient subitement ? Pris·e·s par la main, nous voilà une fois de plus privé·e·s d’un temps qui nous laisserait l’occasion de chercher, de nous enrichir d’autre chose, d’écouter, d’apprendre ailleurs, de lire, de penser, de jouer — non pas travailler, mais jouer. Nous ne sortirions de ce confinement que plus prompts à affronter le monde.
Un regard compatissant pourrait excuser l’administration d’avoir voulu nous materner — un autre plus acerbe l’accuserait volontiers de flicage, tant pour s’assurer que les étudiants continuent à étudier, que les professeurs à travailler. Chacun·e doit apporter des preuves, et la « continuité » est assurée sur leurs écrans… Bref, pourtant sortis de la bergerie, les moutons restent bien gardés.
La « communauté » est apparemment une notion qui leur tient à cœur, et régulièrement employée dans les communications du conservatoire ou les discours de ses dirigeants… Pourtant, dans une communauté, on discute, on échange, on réfléchit pour avancer ensemble. Alors pourquoi ne pas faire confiance aux étudiant·e·s ? Nous avons tou·te·s choisi de suivre ces études, et sommes tou·te·s passionné·e·s et impatient·e·s d’avancer sur nos chemins artistiques respectifs.
Nous vivons dans une société où tout doit être instantané et efficace, où il faut produire et être rentable… Cela engendre forcément des réactions bien trop rapides et donc inappropriées, car nous avons besoin de temps et de recul pour réfléchir et faire mûrir nos pensées. Au lieu de garder l’emprise à tout prix sur les étudiant·e·s, pourquoi ne pas faire chemin ensemble ? Inventer ensemble une nouvelle manière d’échanger et de partager : accompagner plutôt qu’imposer. Au passage, nous en profitons pour remercier les professeurs inventifs qui ont su rebondir sans se précipiter, et sortir du carcan du cours traditionnel.
Évidemment, cette manière d’agir et d’interagir ne peut avoir de place dans une institution très hiérarchisée ni dans une relation traditionnelle de maître à élève dans laquelle nous sommes encore bien trop souvent englué·e·s, et que le conservatoire a grand peine à faire évoluer.
Faisons contre mauvaise fortune bon cœur et voyons en cette crise sa potentialité libératrice. Le temps arrêté, l’avenir incertain, ancrent résolument notre pratique dans le présent. Adieu l’idée de postérité, les dogmes, la validation des pairs !
Nous voilà chacun·e libre de pratiquer notre art tel que que nous l’entendons. De jouer uniquement la musique que nous aimons et de nous en saisir pleinement. Libre de la jouer non pas comme il faut, mais comme nous aimerions l’entendre. Libre de lui donner le sens que nous voulons dans un monde qu’il nous faut réinventer. Jouons et dansons dans les interstices d’un monde qui se fissure sous nos yeux.