De quoi on cause  – Retours sur la causerie avec Geoffroy de Lagasnerie

Mai 2020

Le confinement nous a contraints à renoncer, parmi bien d’autres choses, à la Causerie Nocturne Sur la Musique Du Présent du mois de mars, annoncée lors du précédent numéro de La Crécelle.

Les causeries sont un moment de réflexion critique au sein du conservatoire, organisées par les étudiants et ouvertes au public. Celle-ci devait se dérouler en plusieurs soirées et nous faire échanger avec différentes invitées sur le thème « la musique face à la domination masculine ».

Pour essayer de tromper notre frustration causée par le report de cette causerie à une date incertaine, nous avons partagé sur notre nouvelle chaîne YouTube l’enregistrement des précédentes.

À cette occasion nous proposons de nous plonger dans une des ces causeries qui a particulièrement marqué ses participants, intitulée « Penser (l’art) dans un monde mauvais », et qui avait pour invité Geoffroy de Lagasnerie.

Le but est de présenter quelques idées qui s’y sont échangées, les réactions et les débats que celles-ci ont suscité, et surtout, de nous interroger sur ce que nous autres, musiciens et danseurs qui ne sommes pas des intellectuels, pouvons bien faire de tout cela.

Nos affiches ayant été fleuries de commentaires hostiles à notre invité, nous nous attendions à des échanges houleux. Les auditeurs étaient particulièrement nombreux et il a fallu abandonner la cafet’ pour le hall de la chapelle.

Geoffroy de Lagasnerie, philosophe et sociologue, décrit son parcours comme « classique de la bourgeoisie culturelle parisienne ». Son travail l’est bien moins : il écrit sur l’État répressif, porte une critique profonde du système judiciaire et carcéral, et aussi des institutions culturelles, qui vont être, lors de cette causerie, placées sous son scalpel.

Son idée centrale est que l’état du monde est tel qu’aucun artiste ne peut échapper à l’interpellation éthique qu’il résume ainsi : que veut dire faire un concert ou un ballet quand des gens dorment dans la rue, que des milliers de personnes se noient chaque année dans la Méditerranée et que la misère sociale étouffe le monde ?

Il est frappé par le grand écart, chez les « habitants » des institutions culturelles, entre des postures politiques qui se veulent radicales et « de gauche », et un conformisme discipliné, respectueux de l’ordre et partisan de la conservation pour tout ce qui touche à leur monde spécifique, à leur environnement propre, à leurs relations hiérarchiques.

Il constate et interroge ce dilemme que nous sommes nombreux à vivre entre ce que nous sentons politiquement et ce que nous faisons dans notre domaine d’expression. Il en déduit une nécessité éthique à refuser de ratifier les dispositifs culturels tels qu’ils se présentent à nous, car ces dispositifs (pour nous les salles de concerts, les maisons d’opéras, les festivals) participent à leur manière à l’exclusion sociale.

Il reprend ainsi la pensée du sociologue Pierre Bourdieu, qu’il cite souvent et transmet avec des mots très percutants.

Pour lui, il y a aussi un antagonisme entre la création artistique et sa captation institutionnelle. La manière dont l’État organise, modélise, façonne et hiérarchise les pratiques, transmet un imaginaire triste et faussé à ceux qui s’y consacrent, devenant ainsi un frein à l’apparition de nouvelles formes artistiques.

Un auditeur l’interroge : « N’y a-t-il pas, dans bien des initiatives qu’insufflent ou qu’accueillent des dispositifs culturels des plus officiels, une volonté d’inclure, de dépasser les frontières sociales, d’ouvrir, de faire venir à l’art des catégories sociales qui n’y ont que peu accès ? ». G. L. répond que l’on n’abolit pas les frontières sociales en abolissant les frontières physiques, et que l’on se sent souvent bien plus exclu par les œuvres elles-mêmes que par leurs modalités de partage. Par exemple, ce qu’on appelle à tort l’art autonome — pour suggérer qu’il est autonome des classes sociales — véhicule en fait un certain nombre de valeurs qui intimident encore plus ceux qui, socialement, sont déjà intimidés, en les renvoyant à leur incapacité à comprendre ce que d’autres comprennent : la valorisation de l’absence de lisibilité directe, l’euphémisation, le fait de « dire sans dire » … La question du public ne peut donc se traiter qu’en amont, en étant intégrée à la création de l’œuvre dès ses premiers pas. D’une manière plus générale, il veut construire une théorie politique qui permette d’inventer de nouveaux types d’œuvres. Dans un champ qui est proche de lui, la littérature, il défend le minimalisme fictionnel, c’est-à-dire préférer la vérité à la fiction, qui ne peut qu’être, dans nos sociétés violentes, une euphémisation qui s’apparente au mensonge. Il s’appuie sur le travail d’écrivains comme Annie Ernaux et Didier Éribond.

De nombreux auditeurs vont intervenir au cours du débat, pour poser des questions, exprimer une adhésion, ou un désaccord. Un auditeur l’interpelle sur la question de la vérité et du mensonge qui ne lui paraît pas du tout suffisante pour penser l’art : « il ne s’agit pas forcément d’euphémiser, il peut s’agir d’inventer. »

Une auditrice se demande si cette façon de poser les choses n’est pas circonscrite à notre contexte présent et européen, et parle de celui du Moyen-Orient qu’elle connaît bien, où l’art est perçu comme quelque chose de l’ordre de la survie, face à une impasse politique insurmontable.

Un compositeur se demande si cela est si grave que la culture savante porte une forme d’exclusion. Après tout, les cultures populaires aussi ont parfois des codes excluants, tout groupe humain cherchant, dit-il, à se former en excluant les autres.

Un autre affirmera que le monde n’est pas si mauvais que ça et qu’il y a beaucoup de diversité au CNSMDP.

La discussion sera riche, féconde, vive, les réponses de G. L. éclairantes, parfois nuançant son propos initial, parfois le poussant vers plus de radicalité, ces deux manières d’approfondir se confondant par moments.

Geoffroy de Lagasnerie nous aide à comprendre une tension, voire une colère, que nous sommes nombreux à éprouver face aux institutions culturelles, souvent sans savoir la formuler ni que faire avec.

Sa pensée peut être paralysante pour un artiste : comment continuer, si la légitimité et la nécessité même de l’art s’évaporent, et si l’on porte en plus la responsabilité des horreurs de ce monde ? Parfois, on semble presque invités à jeter l’éponge, à exercer ce que G. L. appelle le « droit au retrait et à l’apathie » et à renoncer à une pratique aussi engageante que l’art. Lui-même va parler de cette paralysie à laquelle une conscience politique vive peut conduire. Il nous invite à ne pas chercher la pureté éthique, qui ne peut conduire qu’à une aspiration à se dissoudre, et aussi à résister à la tentation de l’auto-exclusion, la marginalité ratifiant l’existence d’un centre.

On peut être circonspect devant son ambition d’inventer une théorie politique qui permette l’émergence de nouvelles formes d’œuvres. Vues d’où nous sommes, les idées politiques et les idées artistiques semblent bien venir d’un même grand bouillon social, mais ne coulent pas du même robinet.

On est d’ailleurs souvent frappé par l’absence de corrélation entre la conscience politique de bien des artistes et la force politique que peut prendre leur œuvre. La norme dans ce domaine semble être la contradiction ! L’exemple d’Anton Webern est édifiant : il a accueilli avec enthousiasme l’ascension d’Hitler au pouvoir et le national-socialisme — qui ne lui a pas rendu la politesse. À peine quelques années après, sa musique a considérablement nourri une génération de compositeurs qui voulaient faire « table rase » d’un passé musical post-romantique qui avait accompagné le fascisme. Le caractère de sa musique, sa concision, sa discontinuité sont apparus comme en étant l’opposition la plus radicale que l’on puisse imaginer. L’incroyable versatilité politique de la musique ne facilite pas le travail des théoriciens !

Comme on aime voir midi à sa porte, on aimerait que les intellectuels qui s’intéressent aux questions de l’art et de la politique frottent davantage leurs idées aux problèmes particuliers que pourrait leur causer la musique. Celle-ci, pouvant se passer des mots et des images, peut être totalement imperméable à la question de la vérité et du mensonge, telles que ces questions sont posées dans la littérature. Elle démontre pourtant régulièrement, avec une diversité de forme et une force considérables, qu’elle peut prendre des sens politiques.

Geoffroy de Lagasnerie part du dégoût que toutes les eaux sales d’une société de classes, infiltrées dans l’art, peuvent inspirer, et parle avec intensité à notre éthique. On peut être frustré qu’une pensée politique comme la sienne se concentre sur l’éthique de l’artiste et ne s’aventure que très peu sur la question des œuvres.

Pour nous autres, artistes en herbes, l’éthique peut trop servir d’échappatoire aux autres questions que nous posent nos domaines artistiques, questions fascinantes, fragiles, douloureuses parfois. On cherche encore une pensée politique qui puisse nous aider à comprendre l’enjeu que ces questions prennent pour nous.

On ne dira pas : à l’époque où le noyer remuait ses branches dans le vent,
On dira : à l’époque où le peintre en bâtiment [Hitler] écrasait les travailleurs.
On ne dira pas : à l’époque où l’enfant faisait ricocher le caillou plat sur l’eau vive du fleuve,
On dira : à l’époque où se préparaient les grandes guerres.
On ne dira pas : à l’époque où la femme entrait dans la chambre,
On dira : à l’époque où les grandes puissances s’alliaient contre les travailleurs.
Mais on ne dira pas : c’était en des temps de ténèbres,
On dira : leurs poètes, pourquoi se sont-ils tus ?

(Bertolt Brecht. 1937)

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