Un pétainiste à la cafet’, un communard aux oubliettes – Les animaux malades d’amnésie sélective

C’est le lieu le plus partagé du conservatoire. On y cause, on s’y croise, on s’y détend on s’y caféine. Quelques salariés y gagnent leur vie, Compass[1] y fait des profits. C’est bien de la cafet’ dont il s’agit. Mais la cafet’ n’est qu’un diminutif d’usage. Sans doute ignorez-vous son nom officiel. Il faut dire que l’information est discrète, et que le baptême fut sans trompettes. Pourtant, sur les panneaux du rez-de-chaussé, au niveau des ascenseurs, on peut lire son nom complet : Foyer Claude Delvincourt. Ainsi, quand vous prenez votre pause café, vous être l’hôte de ce personnage, qui, directeur du conservatoire pendant la seconde guerre mondiale, y a appliqué la politique antisémite du régime de Vichy. Comme tous les noms attribués aux salles il s’agit d’un hommage, d’une commémoration, d’un héritage auquel l’institution se réfère[2]. Ce nom-là nous interroge : dans quelle mémoire, étudiants et personnels du conservatoire, souhaitons nous nous inscrire ?

Claude Delvincourt : la résistance au conservatoire… mais sans les Juifs !

Directeur du conservatoire de 1941 jusqu’à sa mort en 1954, nommé par le gouvernement de Vichy, Claude Delvincourt est « l’homme de culture » idéal du régime : grand prix de Rome, compositeur célèbre, ancien combattant, fervent nationaliste, il adhère aux idées de l’extrême-droite et du redressement national du Maréchal Pétain. Toutefois, il se distingue par un esprit farouchement germanophobe : Il a été auparavant membre des Croix-de-Feu du Colonel de La Rocque, un mouvement fasciste français. Ainsi il signe en septembre 1941 un appel à la résistance des musiciens, anti-allemand certes…mais explicitement en soutien à Pétain.

Une de ses premières missions est de mettre en œuvre la politique antisémite du régime de Vichy. Pour ce faire le terrain avait été préparé par le zèle d’Henri Rabaud, précédent directeur, et de Jacques Chailley, son adjoint. En effet, précédant à la fois les demandes de l’occupant allemand et du gouvernement de Vichy, les deux hommes ont procédé à l’exclusion des professeurs juifs, et au recensement des élèves juifs au moyen d’un questionnaire demandant le nombre de grands-parents juifs par élève. Une liste des élèves juifs est constituée, qui précise leur degré de judéité par les mentions : « J », « J1/4 », « J1/2 », « J3/4 ». À l’automne 1942, quelques semaines après la rafle du Vel d’Hiv’, Claude Delvincourt signifie à l’ensemble des élèves juifs du conservatoire leur exclusion au moyen d’une lettre formatée, qu’il signe. [voir document ci-contre].

Mais voilà ce qu’on lit sur le site du CNSM à propos de Delvincourt : « C’est à Claude Delvincourt (1941-1954) qu’incombe ensuite la rude tâche de diriger l’établissement pendant l’occupation allemande et les bouleversements de l’après-guerre. Pour éviter l’embrigadement d’élèves appelés au service du travail obligatoire, le nouveau directeur monte ainsi en 1943 l’Orchestre des cadets, qui demeurera après la guerre l’un des fleurons de l’école. » L’information est exacte : lorsque l’occupant allemand instaure en 1943 le Service du Travail Obligatoire (S.T.O.), Claude Delvincourt voit l’opportunité de réaliser un projet qui lui tenait à cœur tout en contournant les ordres allemands : il crée, avec l’accord de l’État-Major nazi, un orchestre constitué des élèves du conservatoire censé se produire hors-les-murs : C’est l’« orchestre des cadets », qui remplace le S.T.O. pour les élèves tout en mettant l’institution et ses dirigeants en conformité avec les exigences allemandes. Delvincourt préserve ainsi le fonctionnement normal du conservatoire, qui aurait été profondément affecté par l’absence de bon nombre d’élèves réquisitionnés pour le S.T.O. En juin 1944, au lendemain du Débarquement et à la veille d’une tournée de l’orchestre en Allemagne rendue périlleuse du fait de l’avancement des Soviétiques et des Alliés, des professeurs ainsi que Claude Delvincourt prennent la responsabilité de disperser l’orchestre pour éviter ce départ. La germanophobie de Claude Delvincourt le mène aussi à participer à des réunions du Front National des musiciens, organisation de résistance mise en place par le chef d’orchestre Roger Desormière[3]. Cet épisode a valu à Delvincourt le statut de résistant pour la postérité, comme si le fait qu’il ait opéré à l’exclusion des élèves juifs n’avait été qu’un « détail de l’Histoire »…

Nous ne nous reconnaissons pas dans la mémoire d’un homme qui a participé, à sa mesure, à un crime imprescriptible. Ses autres actions (sa participation au Front National des musiciens était sans doute plus motivée par un nationalisme forcené, et par les avancées militaires des alliés sur le sol français que par un goût de l’émancipation humaine) ne sauraient le laver de cette ignominie, et encore moins la faire disparaître.

Mais ne cherchez pas ces informations sur le site Internet du CNSMDP : au printemps 2019, le Conservatoire charge un stagiaire de rédiger les pages consacrées à son histoire sur le nouveau site. Son article sur le Conservatoire pendant l’occupation allemande, et sur Delvincourt en particulier, a manifestement beaucoup gêné : pendant presque un an, son article est passé de services en services, personne ne voulant assumer la responsabilité de son refus. Pour sauver la face, le service de communication a décidé que l’article était… trop long ! Et qu’en outre, les articles devaient être rédigés par année, et non plus par période. De quelle maladie somme-nous donc atteints ? Pourquoi les discours officiels et institutionnels s’acharnent-ils à fabriquer des légendes mortifères, au mépris des faits établis[4] ? Nous rejetons l’hommage rendu à Claude Delvincourt dans l’enceinte du conservatoire. Son histoire, malgré sa complexité, n’est pas celle qui nous inspire pour vivre notre présent ni pour esquisser l’avenir. Cette institution est porteuse d’autres histoires, bien plus fécondes, où la tolérance et l’écoute occupent une place centrale. Une de ces histoires, bien plus honorable, se situe en 1871.

Francisco Salvador-Daniel et la Commune de Paris au Conservatoire ou Les oubliettes de l’histoire officielle 

Qui souhaite s’informer sur l’histoire de notre institution et de son administration lira dans les ouvrages dédiés à ces questions[5], comme sur le site Internet de l’établissement, qu’à la direction du conservatoire, Ambroise Thomas succéda en 1871 à Daniel-François-Esprit Auber. C’est inexact. Ce récit lissé omet regrettablement la présence – très brève, contestée, mais bien réelle – de Francisco Salvador-Daniel, qui au mois de mai de l’année 1871 fut chargé par la Commune de Paris (et nommé par le peintre Gustave Courbet, responsable de la Fédération des artistes[6]) de diriger notre conservatoire. Qui était donc Francisco Salvador-Daniel (1831-1871) ? Le musicographe François-Joseph Fétis le décrit en ces termes : « musicien obscur qui a joué un rôle particulier pendant l’épouvantable insurrection qui a désolé Paris à la suite de la guerre de 1870-71[7] ». Fétis reproche à Francisco Salvador-Daniel d’avoir participé à la Commune de Paris, et nous fait part de son dégoût pour celle-ci. Il a en effet participé à cette insurrection politique qui a amené le peuple parisien à prendre un pouvoir laissé vacant par un gouvernement fuyant l’armée prussienne alors aux portes de Paris, et à inventer une nouvelle forme d’État. Cette expérience démocratique et sociale enthousiasmante allait effrayer la bourgeoisie et nourrir considérablement la pensée révolutionnaire internationale[8]. Alors qu’en est-il de Salvador-Daniel ? Ce musicien est-il si « obscur » ?

D’origine espagnole, il a fait connaître à Paris une musique traditionnelle qu’on n’avait jusque-là fait que caricaturer sur les scènes d’opéra. En effet, Salvador-Daniel est reconnu publiquement – et non sans mépris à l’époque – comme spécialiste de la musique arabe, cet intérêt marginal en fait en réalité un pionnier de l’ethnomusicologie (comme en témoignent ses publications et le grand nombre de mélodies arabes et kabyles qu’il a collectées[9]. Il faudra attendre près d’un siècle pour que cette discipline acquière une reconnaissance institutionnelle !). Salvador-Daniel fut, en son temps, l’unique connaisseur digne de considération de la musique nord-africaine, comme en témoignent ses publications et le grand nombre de mélodies arabes et kabyles qu’il a collectées[10]. Un précédent numéro de La Crécelle évoquait la décolonisation de la culture ; nous pensons que la figure de Salvador-Daniel en est un des précurseurs : résolument éloigné d’un exotisme de curiosité, le compositeur vécut près de dix ans en Algérie et y apprit la langue arabe. Il est ainsi parmi les premiers à souligner la nécessité d’un décentrement culturel et d’une ouverture à l’altérité : « C’est qu’en effet, pour juger la musique des Arabes, il faut la comprendre ; de même que pour estimer à leur valeur les beautés d’une langue, il faut la posséder[11] ». Pour cela il reçut l’enseignement des musiciens arabes eux-mêmes, dans une perspective de partage et non d’observation condescendante. Un émigré espagnol spécialiste de la musique arabe… Ça doit être ça, un musicien obscur ?

Mort pour La Commune

Parallèlement à ses publications ethnographiques, Salvador-Daniel développe dans quelques articles (La musique sociale, Le chant du peuple) parus dans le journal La Marseillaise, des réflexions très novatrices sur l’enseignement musical en France, et en propose une réforme visant à abolir les interdits sociaux qui régissent la pratique de la musique classique : « La vraie impulsion artistique ne peut venir que du peuple » affirme-t-il. Idées qu’il ne manque jamais de mettre en pratique : avant la Commune et durant celle-ci, il organise des concerts à très bas prix, sinon même gratuits. Donnons en exemple l’organisation, alors qu’il était directeur du conservatoire, d’une fête en soutien aux veuves et orphelins de la Commune, réunissant près d’un millier de musiciens aux Tuileries, le 21 mai 1871[12]. Ce même jour, l’armée versaillaise rentre dans Paris : le 24 mai, Francisco Salvador-Daniel est assassiné alors qu’il défendait une barricade.

Pour une cafétéria Salvador-Daniel !

Son action au conservatoire n’aura pas pu prendre beaucoup d’ampleur, les professeurs ayant presque tous déserté la capitale. Mais l’appel qu’il lance dans le Journal Officiel du 20 mai 1871, pour rouvrir le conservatoire demeure éloquent :

« Les citoyens et citoyennes artistes, attachés aux théâtres ci-après: Opéra, Opéra-Comique, et Théâtre-Lyrique, et comptant à un titre quelconque dans le personnel du chant, de l’orchestre, des chœurs, de la danse, et de la régie, sont invités à se réunir dans la salle du Conservatoire, mardi 23 à deux heures, à l’effet de s’entendre avec le citoyen Salvador Daniel, délégué par la délégation à l’enseignement, sur les mesures à prendre pour substituer au régime de l’exploitation, par un directeur ou une société, le régime de l’association. »

Salvador-Daniel s’y adresse, à travers l’expression « citoyens et citoyennes artistes », aussi bien aux interprètes de toutes disciplines qu’aux techniciens, dans une vision égalitaire et non hiérarchique ; il propose aussi d’en finir avec une vision pyramidale de la pratique artistique, en contestant le principe de la nomination de la direction. Principe d’ailleurs toujours en vigueur… Le nom de Salvador-Daniel sera bien vite effacé des registres et des mémoires. Néanmoins, les traces éparses de son existence et de sa réflexion qui nous sont parvenues doivent nous interpeller : que nous dit cet épisode censuré par l’histoire de l’institution ? Salvador-Daniel, ce musicien obscur nous apparaît davantage comme un musicien éclairé.

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